Invité depuis 2012 à l’usine Peugeot PSA de Saint-Ouen, Nicolas Frize donne une série de concerts à partir du 31 janvier. Son œuvre est  singulière en ce qu’elle mélange les genres, les lieux,  avec un discours foisonnant sur le travail. Nicolas Frize a accepté de nous livrer l’intimité de son activité.

 

A quoi va ressembler votre travail Intimité ?

C’est une création qui mélange des instruments traditionnels de l’orchestre, des chœurs – professionnels et amateurs -, des objets sonores, des pièces métalliques que j’ai prélevées dans l’usine PSA et  un travail électro-acoustique avec des bandes. C’est un travail d’enregistrement sonore que j’ai fait dans l’usine et que j’ai retravaillé musicalement à l’ordinateur. Enfin, des voix de salariés parlées, chuchotées, pour lesquelles j’ai écrit des textes. C’est une œuvre mixte pour instruments, voix, objets sonores, bandes et textes. Tout ça est spatialisé, c’est donné dans un grand espace où les sons se déplacent, où le public ne peut pas tout appréhender d’un coup. Il est obligé de choisir avec son regard ce qu’il a envie d’entendre.

 

Nicolas Frize aux ateliers de Cap Saint Ouen. Photo CC Nicolas Scheffer

Nicolas Frize aux ateliers de Cap Saint Ouen. Photo: Nicolas Scheffer/ParlonsInfo

Pourquoi nommer votre concert Intimité ?

Ce qui m’intéresse dans le travail, ce n’est pas ce que la personne produit, c’est le rapport qu’elle a avec ce qu’elle fait. C’est ce qu’elle vit à l’intérieur de son travail. Comment est-ce qu’elle se projette dedans, comment elle s’en protège. Ça a donc beaucoup à voir avec la question de la perception, la question du sensible. Quelqu’un qui travaille, en général, on ne le voit pas comme une personne sensible, une personne pensante, une personne réfléchissante. On la voit comme quelqu’un qui produit, qui fait une tâche, qui exécute une commande et on ne sait pas ce qu’il y a à l’intérieur d’elle. Il y a beaucoup de choses, mais il n’y a jamais d’indifférence. De la souffrance, ça, on en parle assez, mais il y a aussi du plaisir, des attentes, de l’espoir, de l’amour. Il y a aussi de la beauté, des choses délicates, des choses horribles, dangereuses.

Tout ce rapport aux matériaux et aux objets extérieurs, ça parle de choses intimes. On n’a pas l’habitude de parler d’intimité avec le travail. L’intime s’oppose toujours au collectif, on pense toujours que l’intime c’est quand on est dans son lit. En fait, il y a partout de l’émotion très personnelle. Simplement, c’est très effacé, très caché et puis elle ne s’exprime parfois que chez soi voire souvent jamais pour les gens les plus inhibés. Je trouvais ça intéressant de parler du fait que l’intimité ne s’arrête pas à la porte de la maison. Ce que je dis, c’est d’arrêter de penser qu’un ouvrier, c’est quelqu’un qui fait une production, puis qui a un salaire, c’est une personne, vivante, sentante [sic], amoureuse. S’il y a de la souffrance dans le travail, c’est bien parce qu’il y a de l’attente, de l’investissement. Quand je parle d’intimité, je voudrais rappeler que nous ne sommes pas des machines qu’on salarie dans un temps précis.

 

Est-ce que votre travail a d’autant plus d’importance après 2008, cette période où en crise, on s’interroge sur le travail ?

Cette crise, ce n’est pas une crise du travail. C’est une crise de moins de travail, de moins d’activité. Parce que le travail est désordonné, parce qu’on est dans une société qui nous fabrique des besoins, de la consommation inutile alors qu’il y a des personnes qui ne mangeront pas parce qu’ils n’ont pas de travail. Tout cela est absurde, l’activité elle-même n’est pas en crise. Les gens, dès qu’on leur donne quelque chose à faire, ils ont envie de progresser, d’en apprendre plus. C’est une crise de la superstructure, c’est une crise économico-sociale du travail. S’il y avait du travail, tout le monde travaillerait. Tout le monde n’attend que ça d’avoir une activité, d’être reconnu, d’avoir des compétences, des règles de l’art… Tout le travail qui est mal fait, fait souffrir tout le monde mais par contre, le travail bien fait, tout le monde en rêve. Et celui-là est en crise d’organisation sociale mais pas en crise dans son essence. L’activité professionnelle est un endroit extraordinaire, très collectif. Ca nous rend utile, malin (parce qu’au bout de quelques années, on devient un virtuose de ce que l’on fait). C’est un lieu fort de construction psychique, affective, idéologique, sociale, etc. L’homme est fait pour donner, pour se manifester, il n’est pas fait pour se réfléchir tout seul.

 

A quoi ressemble votre travail ?

Mon travail est très très contrasté. Il va de l’écriture à la table – tout seul avec du papier à musique  et un stylo – jusqu’à faire des répétitions, demander des subventions au ministères, faire des dossiers à n’en plus finir, parler à des gens qui me posent des questions sur mon travail, convaincre des gens à faire de la musique là où ils n’en avaient pas envie… C’est un métier assez divers qui m’oblige aussi à accueillir une certaine technicité, à manipuler de la porcelaine, des tôles ou travailler avec des instrumentistes, travailler avec des matériaux.

 

En quoi la spatialisation est importante dans votre travail ?

Je suis des Hautes-Alpes, j’aime beaucoup les grandes étendues. n montagne, dès qu’on se déplace, on voit tout de suite d’autres points de vue. Il y a des combinaisons différentes, il y a des choses qui se révèlent. L’espace nous permet de nous projeter. Je sais que ma vie est très loin, plus je vois loin, plus j’ai envie que ma vie soit loin. C’est pour ça que les détenus ne peuvent pas envisager leur vie. L’idée c’est que le public s’entraine à écouter le proche, le lointain, à avoir une largeur de champ, à écouter ce qui est là, ce qui est là-bas et qu’il fasse cet aller et retour que l’oreille sait faire avec la sélectivité auditive. Dans la rue, inconsciemment, on entend ce qui est près de soi, après on entend ce qui est au loin, on s’entend parler soi… J’essaie de retrouver une activité auditive. Ce que je trouve intéressant, c’est de faire un son et qu’il s’en aille.  Le son ne rentre pas dans mon corps, c’est mon corps qui se promène dans un espace.

Il y aura trois lieux de concert avec une acoustique très réverbérante, dans l’usine, une acoustique assez matte d’un préau d’école qui est insonorisé (heureusement pour les enfants). Le déplacement géographique physique, c’est aussi du déplacement culturel. Les gens quand ils se sont déplacé se mettent à penser différemment. Si on amène tout sur place et que les choses changent, par exemple la télévision, vous ne changez pas tant que ça. Les pauvres dans les villes sont des gens qui ne se déplacent plus. Ils n’ont pas forcément les moyens de se déplacer et même si vous leur offrez un ticket de métro, ils ne le prendront pas pour ne pas être confronté à la richesse extérieure. S’ils restent chez eux, le monde leur arrive par la télévision et la radio.

Il y a toujours cette idée du collectif. Vous écoutez toujours à côté de quelqu’un. Si vous allez à un concert avec votre grand-mère ou votre frère, vous êtes obligé de vous demander ce qu’ils entendent. On écoute toujours avec les autres, à plusieurs. L’écoute de l’autre interpelle. On se remet en cause. On retrouve l’expérience de l’intime et on interpelle son expérience.

Entrée libre sur réservation au 01 48 20 12 50

Lieu de rendez-vous précisé lors de la réservation

Propos recueillis par Nicolas Scheffer