Alors que les mouvements de contestations semblent s’apaiser à Hong Kong, il convient de s’interroger sur la genèse de cette colère, sur l’histoire passée et le climat politique actuel de la première région administrative spéciale de Chine.
Un passé marqué par la liberté
Le pan britannique de l’histoire de Hong Kong commence à s’écrire en 1842, lorsqu’après quatre années d’occupation de fait pendant la 1ère guerre de l’Opium, les Anglais colonisent officiellement la région. Dès lors, Hong Kong s’imposera comme un havre de liberté en marge du continent chinois. En témoigne une première vague de réfugiés en 1850, lors de la révolte des Taiping dans le sud de la Chine. Près d’un siècle plus tard, lors de l’arrivée au pouvoir de Mao Zedong en 1949, des Chinois affluent de nouveau aux portes de la colonie britannique. Un auteur comme Jean-Louis Domenach (Chine, l’archipel oublié, 1992) estime qu’il y eut 140 à 200 000 entrées illégales sur le territoire en 1961-1962, lors de la grande famine.
Économiquement, Hong-Kong s’envole. Dès les années 1970, l’île développe son secteur financier et ne tarde pas à devenir également un point de passage essentiel pour les échanges commerciaux. En effet, lorsque dans les années 1980, le président chinois Deng Xiaoping choisit d’ouvrir les frontières économiques du pays, c’est la zone littorale de Shenzen qui sert de territoire d’expérience : le succès ne se fait pas attendre, et Hong Kong, préface maritime de la région, en bénéficie largement.
C’est en 1997 que le statut de Hong Kong est modifié. Pour le comprendre, il faut remonter à la fin du 19ème siècle, lorsqu’en plein essor colonial, les puissances européennes se partagent le gâteau asiatique. En 1898, les Britanniques signent une convention qui étend sa possession autour de Hong-Kong et la région de Kowloon, précédemment acquis. Les « Nouveaux territoires » sont cédés à l’Angleterre, mais ce pour 99 ans seulement. Or, en près d’un siècle, la région britannique se développe d’une seule voix ou presque, et à bien des égards, il n’est plus possible de séparer Hong-Kong de sa périphérie : les transports en commun ignorent les frontières à venir, la culture est commune… C’est pourquoi il est décidé en 1984, par une déclaration commune sino-britannique, que la région serait entièrement rétrocédée à la Chine en 1997, et deviendrait la première RAS (Région Administrative Spéciale) du pays. Suivant le principe du « 1 pays, 2 systèmes », il est prévu que la région bénéficie d’une grande autonomie, tant pour son système politique que juridique, exceptions faites de la défense et des affaires étrangères.
Voilà le contexte posé. Désormais, Hong Kong est la ville la plus riche de Chine, avec un PIB par habitant s’élevant à 38 100$. C’est un pôle économique majeur, qui réalise près de 50% de ses échanges avec son voisin chinois ; c’est également un des principaux centres financiers mondiaux. Présentant une fiscalité attractive et un taux de chômage remarquablement bas (près de 3%), Hong-Kong a développé, sous influence britannique, un système ultralibéral. La ville au 7,2 millions d’habitants, qui souffre d’une forte pollution atmosphérique, voit fuir nombre de ses Hongkongais ; mais elle reste attractive localement pour des raisons politiques. On peut citer comme exemple les cas de futures mères chinoises qui, enceintes d’un deuxième enfant, tentaient massivement de venir accoucher dans les hôpitaux hongkongais pour échapper à la politique de l’enfant unique imposée par Pékin.
« Une parodie de consultation » (Anson Chan)
Hong Kong et ses habitants tiennent à leurs libertés, qui les distinguent à bien des égards du système autoritaire chinois. Ainsi, lors de la rétrocession de 1997, la loi fondamentale (qui régit la ville), prévoyait l’introduction du suffrage universel pour l’élection du chef de l’exécutif. Actuellement, ce dernier est « choisi par une élection ou des consultations tenues localement », et nommé par le président chinois. Une annexe précise qu’il doit être élu par une assemblée de 800 personnes, mais la façon de déterminer cette assemblée n’est pas précisée. « En accord avec les principes de démocratie et de transparence », peut-on seulement lire… Un flou qui n’a pas été effacé par la promesse répétée de Pékin, en 2007, de réellement mettre en place le suffrage universel. On devine que la bonne volonté démocratique de l’empire du milieu s’arrête aux mots.
Pis encore, la Chine tente régulièrement de brider les aspirations libertaires de sa région partiellement retrouvée… en 2003, une loi anti sédition est proposée – immédiatement empêchée par un soulèvement populaire. En 2012, de nouvelles protestations ont lieu contre un projet d’éducation « patriotique ». A la fin de l’été 2014, la dernière proposition de Pékin semble être la goutte d’eau qui fait déborder le vase à Hong-Kong.
De quoi s’agit-il au juste ? L’idée est de pouvoir élire le chef de l’exécutif au suffrage universel, certes, mais de n’avoir le choix qu’entre deux ou trois candidats préalablement sélectionnés par un comité. Une « consultation » assez hypocrite donc, proposée, dans un rapport aux autorités chinoises, par Leung Chung-ying, le chef de l’exécutif hongkongais.
Un système qui tente aussi, certainement, de faire taire la voix démocrate. Selon Martin Lee, le fondateur du Parti Démocrate à Hong Kong, Pékin contrôle la composition du comité électoral grâce à un système de circonscriptions qui empêche qu’un candidat démocrate puisse voter. Le pouvoir chinois tente donc de tirer les ficelles de la politique hongkongaise. Mais ce n’est pas tout. Les démocrates se heurtent à un autre obstacle de taille, à savoir les élites économiques locales. En effet, ces derniers peuvent craindre une remise en cause d’un des systèmes les plus libéraux au monde : si les démocrates se rapprochent ou accèdent au pouvoir, ils pourraient très probablement réclamer davantage de dépenses sociales et de juste répartition des bénéfices du marché…
Y aurait-il connivence entre les élites politiques chinoises et les élites économiques hongkongaises ? La suspicion n’est pas absurde. Pour Anson Chan, qui fut première secrétaire de la colonie britannique puis de la RAS, cela va même plus loin, et elle explique ainsi le silence de Londres : « La vérité, c’est que seul l’argent à la parole. Discutez-en avec des gens du monde des affaires britannique, et leur premier réflexe sera de faire profil bas. Tout ce qu’ils veulent, c’est que les choses continuent comme avant. Ils préfèreraient voir les manifestations se disperser, et continuer à entretenir de bonnes relations avec la Chine. Le point de vue du gouvernement britannique est à peu près le même. » (The Observer, le 5 Octobre).
Sous les parapluies, une jeunesse éprise de démocratie
La marge de manœuvre des forces démocrates semble donc, entre le bras de fer du gouvernement chinois et la main invisible du marché hongkongais, voire mondial, bien limité.
Mais c’est la rue qui est la principale scène politique à Hong Kong aujourd’hui, et c’est la jeunesse qui joue le premier rôle. Les étudiants qui ont fait l’actualité de ces derniers jours ne sont pas forcément politisés, ils sont peu habitués aux éclats de colère et aux manifestations ; mais ils sont habités d’une intention qu’ils savent légitime. Portés par un ardent désir de démocratie, au-delà des clivages politiques et des lois du marché, ils ne sont tout simplement pas dupes vis-à-vis des desseins chinois.
Rapidement, le mouvement étudiant né mi-septembre est rejoint par d’autres citoyens à la fin du mois. Après la création d’une page Facebook début Septembre, « The Age of Disobedience », OCLP (Occupy Central with Love and Peace, groupe transpartisan qui menace de bloquer le centre financier si le mode d’élection pour l’exécutif n’est pas jugé démocratique) passe à l’action concrète trois jours avant le 1er octobre, date de la fête nationale chinoise. Sit-in, marches, symboles de rassemblements comme les parapluies (qui soulignent le besoin de se protéger des gaz lacrymogènes et autres bombes au poivre des autorités de police) ou les rubans jaunes, ce mouvement fait preuve d’une grande organisation. C’est une véritable société civile qui se constitue, une force nouvelle qui ne renonce pas à ses droits tout en restant ouverte au dialogue.
On ne peut qu’espérer que le dialogue aura bien lieu, et sera mené dans la sincérité réciproque. Car la jeunesse hongkongaise s’inquiète pour son avenir : selon un sondage de l’Université chinoise de Hong Kong, 21% des habitants de la ville envisagent de la quitter pour cause de futur politique incertain.
Quel retour au calme ?
La jeunesse a-t-elle baissé les bras ? En effet, on remarque une accalmie progressive dans les rues hongkongaises. Nombre de manifestants quittent leurs postes de sit-in, les cours reprennent dans les universités. Sont-ce les ultimatums répétés de Pékin, et la déclaration de l’exécutif chinois qui ont calmé le jeu ? Ce dernier a déclaré en effet qu’il « s’oppos[ait] fermement à toute activité illégale qui puisse mettre en péril la tranquillité sociale », et n’a pas exclu d’utiliser la force armée si le mouvement venait à se poursuivre ou se radicaliser. Les négociations vont certainement reprendre entre une population finalement fort civique et disciplinée, et les autorités politiques peut-être décidées à s’ouvrir un peu au débat.
Il faut ajouter à ces raisons diplomatiques une relative paralysie naissante de l’économie à Hong-Kong, certains commerces ayant été bloqués par les manifestations. De plus, on devine que les pressions financières de toutes parts agissent pour que les activités conservent leurs rythmes habituels, en dépit d’un mouvement social qui pèse finalement bien peu lourd dans la balance…
Cependant, la « révolte des parapluies » ne sortait pas de nulle part, et ne restera certainement pas sans suite. Elle s’inscrit dans une marche commencée il y a 17 ans, lors d’une rétrocession dont les conditions ne sont pas franchement respectées. Les Hongkongais et les Hongkongaises, par une colère intelligente et pacifique, se sont fait entendre du reste du monde et surtout, de leurs voisins. En Chine, malgré la censure de l’information, et notamment d’Instagram pour tenter d’empêcher la diffusion des images de soulèvement urbain, des logiciels de contournement ont été utilisés par les jeunes ; des artistes, intellectuels et militants se sont rasés le crâne et ont fait circuler des images d’eux sur internet pour témoigner de leur soutien.
Dans les années 1970, Michel Foucauld observait que les révolutions ne sont que les résultats de changements structurels lents, que tout basculement politique soudain ne peut survenir qu’à la suite de mouvements politiques imperceptibles et étendus dans le temps. Laissons l’histoire s’écrire. Hong-Kong prépare son rendez-vous avec la démocratie, et ses rues s’empliront peut-être à nouveau au printemps 2015, lorsque les parlementaires seront appelés à voter le fameux projet de loi.
Roxane Duboz