Pierre Servent, ancien porte-parole du Ministère de la Défense et expert en stratégie militaire, nous donne sa vision de la situation en  Syrie. Entretien.

704778-president-syrien-bachar-al-assa

Photo: Vahid Salemi / Licence CC

Que pensez-vous de la résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU du 27 septembre qui demande au régime de Bachar El-Assad de détruire les armes chimiques en moins d’un an ?

C’est une résolution un peu bâtarde mais je pense qu’il était difficile d’obtenir mieux, compte tenu du champ de contraintes et du positionnement des Russes. Néanmoins, c’est plutôt positif par rapport à la situation précédente parce que l’un des objectifs, détruire l’armement chimique de Bachar El-Assad, est une avancée. C’est bâtard car, contrairement à ce que la France voulait au départ avec le recours automatique à une position de force si le régime de Damas ne se conformait pas véritablement à cette obligation de destruction de l’arme chimique, il n’y aura pas automatiquement des sanctions militaires derrière. Il faudra revenir devant le Conseil de Sécurité pour activer le chapitre 7. Je doute grandement de la volonté du régime de Damas de véritablement détruire son armement chimique donc nous allons rencontrer d’autres difficultés. C’est une partie de poker menteur entre Américains, Russes et Syriens.

Est-ce donc impossible de détruire 1 000 tonnes de produits toxiques d’ici à la mi-2014, de plus en pleine guerre civile ?  

Dans un cadre de paix, cela prendrait plusieurs années. Pourquoi ? Car ça nécessiterait la construction en Syrie d’usines et de centres spécialisés dans la destruction des différents types d’armes chimiques et notamment des obus au gaz moutarde qui, contrairement au sarin, sont déjà montés. Il faut donc détruire la partie chimique et aussi démanteler l’obus qui contient une partie explosive. Ensuite il faut neutraliser le gaz moutarde. Pour le gaz sarin, c’est plus facile. Il suffit de détruire les produits chimiques dont l’assemblage va créer le sarin. Il faut également détruire les vecteurs chimiques et démanteler aussi les laboratoires de recherche qui travaillent sur l’arme chimique. Dans un pays en paix, ça prend donc du temps et coûte beaucoup d’argent.

Dans le cas d’un pays en guerre, la situation est aussi compliquée. Damas fera tout pour cacher une partie de son armement, rendre difficile le travail des inspecteurs, car ces derniers risqueraient de retrouver par exemple des missiles dont les numéros de série correspondent à ceux qui ont été utilisés dans l’attaque du mois d’août. Damas en a certainement détruit. De plus, certains membres de la rébellion sont contre la destruction d’armements chimiques car ils espèrent bien les récupérer quand ils seront au pouvoir.

La résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU peut-elle être placée « sous le chapitre 7 », qui autorise le recours à la force en cas de non-respect par Damas de ses engagements ?

C’est là que nous retrouvons toutes les ambiguïtés diplomatiques lorsqu’il faut se mettre d’accord. Cette résolution évoque la possibilité d’un recours au chapitre 7 si la Syrie ne respecte pas ses engagements. Si les inspecteurs sur place constataient qu’il y a empêchement, qu’on leur interdit de se déplacer, qu’on leur cache des choses, ils feraient alors un rapport au Conseil de Sécurité de l’ONU. Il faudrait donc revenir devant le Conseil  de façon à ce que les cinq membres permanents actent le fait qu’il y a eu empêchement. Mais les Russes bloqueraient en expliquant que ce sont les rebelles qui bloquent le travail des inspecteurs. Le veto russe sera appliqué sur le chapitre 7 et on reviendrait à la situation de fin août-début septembre avec une menace unilatérale d’utilisation de la force par les Français, les Américains et peut-être les Anglais. Il n’y a donc pas de recours automatique au chapitre 7 en cas de constat d’impossibilité de détruire le matériel chimique de Damas.

Quels sont les risques en cas d’intervention armée ?

Comme nous sommes dans une guerre civile, les populations peuvent être proches des zones de combat ou à proximité des cibles liées à l’arme chimique. Il faut absolument éviter de frapper des endroits autour desquels se trouve la population civile. Il faut également éviter de frapper des lieux de stockage d’armes chimiques déjà assemblées car il y a un risque de propulser et de propager un produit chimique dans l’atmosphère. S’il y a des frappes sur des centres de recherche, il faut éviter de la zone concernant les produits actifs chimiques. Il faut viser d’autres parties comme la base vie, le système d’approvisionnement en eau. Il faut faire attention au ciblage.

L’autre risque est la fuite en avant du régime de Damas. En représailles, il pourrait s’autoriser à utiliser l’arme chimique et attaquer aussi Israël, qui est un allié des Américains. On peut aussi évoquer le risque d’une internationalisation du conflit, un risque d’embrasement de toute la région évoqué par les Russes. Mais à titre personnel je n’y crois pas. Aucune des parties ne le souhaite.

Que pensez-vous de la stratégie de François Hollande ?   

Elle est beaucoup critiquée ici et là. C’est trop facile de dire qu’il aurait fallu faire ceci ou cela. Le dossier est d’une complexité abominable. La France a tenté de trouver des interlocuteurs politiques, un peu comme ce que nous avions fait en Libye en reconnaissant les structures politiques de libération. Le problème est que cette structure politique représente peu de choses et qu’elle est très contestée sur le terrain. Ce qui domine, c’est l’engagement militaire sur le terrain. Ceux qui sont respectés sont ceux qui meurent au combat. Ce n’est pas des personnalités respectables qui se baladent dans les capitales occidentales pour essayer de récupérer de l’armement. Il y a donc un décrochage entre ceux qui font la révolution sur le terrain et ceux qui sont dans les coursives pour essayer de structurer un discours politique.

De ce point de vue là, la France a été très allante avec les Britanniques pour essayer de reconnaître le Conseil national syrien. Mais ce dernier est mal reconnu sur le terrain. La France a aussi été très ferme sur l’idée qu’il était impossible de laisser passer l’attentat chimique du mois d’août. La France n’a pas fermé les yeux sur ce qui s’est passé et a eu la position la plus constante par rapport aux Etats-Unis et aux Britanniques. Beaucoup disent que la France est isolée. Mais je ne pense pas que le fait d’être isolé veut dire qu’on ait tort. Je défends la position française qui a été courageuse malgré les difficultés. L’argument de la force prôné par la France a permis d’en arriver à l’accord du Conseil de Sécurité. Je ferai, en revanche,  un reproche à la position française. On aurait dû essayer de nouer le dialogue avec les Russes beaucoup plus tôt. Ils détiennent des clés importantes dans cette affaire.  Ils ont des intérêts stratégiques dans la région. Malgré la personnalité de Poutine, il aurait donc fallu se rapprocher plus tôt des Russes. On ne peut pas discuter qu’avec des présidents démocratiques et propres sur eux.

Pensez-vous que Bachar El-Assad va tenir à la tête du régime ?

Tout d’abord, un peu d’humilité. On avait annoncé très vite sa chute il y a deux ans et demi au départ des protestations. Les gens pensaient que ça se passerait comme en Egypte ou en Tunisie. Force est de constater que deux ans et demi après, il est toujours là, plutôt en position de force : il a des alliés importants, un renouvellement en armement et en hommes considérable. C’est dû en grande partie à la psychologie alaouite. L’Histoire a une importance qu’il ne faut pas négliger. Les Alaouites, à l’époque de l’Empire Ottoman, étaient une minorité détestée par tout le monde. Ils connaissent donc cette situation de marginalité. Ils ont connu des promotions grâce à l’armée, leur permettant ainsi de sortir de cette marginalité.

Bachar El-Assad a donc encore des cartes en main même si la situation se fragilise. Une solution politique ne pourra donc passer que par un départ de ce dernier. Il est et reste, en tant que personne, le maillon faible du dispositif.

Ludovic Bayle