Parlons Info a rencontré Bernard Squarcini, ancien patron de la DCRI. Une expérience permettant de nous éclairer sur un monde encore très peu connu et entaché dans notre pays par l’image « barbouzarde ».

En novembre dernier sortait aux éditions Ellipses Renseignement français : nouveaux enjeux de Bernard Squarcini et Étienne Pellot. Ce livre retrace les deux grandes réformes qu’ont connues les services de renseignement français depuis ces cinq dernières années. A la fois état des lieux de notre actualité nationale et internationale, ce livre parcourt les différents enjeux en termes de renseignement et de défense.

Photo Bernard Squarcini

Photo: Laura Bonnet /ParlonsInfo

Parlons Info : On entend beaucoup parler en ce moment à travers les médias du phénomène de ces jeunes qui partent en Syrie pour accomplir le Jihad. Comment les services de renseignement français peuvent-ils organiser cette « traque » face à des organisations qui se structurent principalement sur internet et via les réseaux sociaux ?

Bernard Squarcini : Premièrement, il a fallu, après l’affaire Merah, créer un texte juridique pour faire face au terrorisme qui s’organisait sur Internet depuis quelques années. Un texte qui ne devait pas violer la liberté d’opinion. Ce dernier n’a été voté que très récemment dû à sa complexité. Il a cependant pu déclencher certaines opérations préventives.

Deuxièmement, ce n’est pas parce qu’un individu va dans tel ou tel pays qu’il sera forcément en état d’arrestation à son retour. Tout cela se construit. Mais comment ? Dans un premier temps une surveillance de certains sites internet d’inspiration jihadiste très radicaux s’opère. Dans un second temps, les différents services, européens et autres, échangent pour définir quels sont les individus ayant des velléités de passage à l’acte. Pour ceux qui basculent dans cette nouvelle idéologie par une radicalisation via internet et qui partent dans certaines zones géographiques, les services de renseignement mettent en place une coopération opérationnelle entre services pour essayer d’en savoir plus sur ces individus.

Ce phénomène des « loups solitaires » – à l’exemple de Mohamed Merah – est très complexe pour les différents services de renseignement. En effet, à l’instar de cette affaire la famille Merah n’était pas au courant du vol du scooter par exemple. Cet homme avait une double vie et sa quête du Jihad n’était pas connue de sa famille. L’affaire Merah a fait prendre conscience de cette nécessité de reconstruire notre système juridique aujourd’hui complètement dépassé. Le livre est d’ailleurs construit dans cette optique : montrer qu’il faut éviter le bricolage pour en revanche, créer une nouvelle loi et prendre en compte toutes les évolutions de ces dernières années.

 

Vous dites dans votre livre ne pas avoir été surpris par les révélations d’Edward Snowden dans l’affaire des écoutes de la NSA, et parlez même d’une certaine hypocrisie de la part des politiques français. Comment expliquez vous cela ?

Bernard Squarcini : Quand on est un service de sécurité ou de renseignement, on fait du contre-espionnage. On doit ainsi travailler à la protection de sa propre sécurité, et regarder qui peut nous espionner : on regarde donc en ce sens. On était au départ dans un espionnage classique mais depuis la fin de la guerre froide, le contre-espionnage a doublé. Cette constatation a été faite par tous les services européens. La garde n’a pas été baissée, elle a été renforcée. La coopération s’est donc basée sur la lutte antiterroriste, vous l’aurez compris. L’Islam radical est né à un certain moment et le paysage français en fut chamboulé. Anglais et Américains ont compris suite au 11 Septembre qu’il fallait renforcer le contre-espionnage. 60 % des activités sont consacrées à renforcer ce contre-espionnage pour la lutte contre le terrorisme. On se doutait bien que les 40 % restant servaient à autre chose… C’est une déduction tout à fait logique. Donc, non aucune surprise.

 

Mais alors quelles limites peut-on donner à ce contre-espionnage et jusqu’où un État peut-il écouter les gens ?

Bernard Squarcini : Il faut mettre en place des mesures de riposte. C’est ce qu’est en train de faire Obama. Si Angela Merkel a son téléphone portable sur écoute, c’est quand même problématique pour le patron du service de renseignement. C’est justement pour cela qu’il y a des limites à poser. Mais est-ce que les engagements pris par les politiques seront tenus par les techniques ? Pour les États-Unis et ses 16 agences, il y a un principe de réussite pour la sécurité nationale, une obligation de résultat à la clef depuis les attentats du 11 Septembre. La véritable question à poser est : est-ce que ce sont les services techniques qui tiennent les services de renseignement en l’état ou le contraire ? Est-ce que ce sont les services de renseignements qui doivent orienter les services techniques ou l’inverse ? C’est ça la vraie question à poser.
Il faut revenir à l’histoire de ce pays. La grande honte des américains est Pearl Harbor qui sème dans l’esprit de l’État cette idée de « plus jamais ça ». Il fallait donc mettre en place un système technique permettant la plus importante des protections. Il y avait de ce fait une obligation de résultat, il fallait que rien n’arrive. C’est ça la problématique.

 

Pourquoi et dans quel but avoir écrit ce livre ?

Bernard Squarcini : L’un des fils conducteurs était cette idée de la nécessité d’une loi cadre pour les services de renseignement après les réformes de 2005. En tout, sept entretiens ont été fait. Les premiers sur la première réforme de la DCRI, puis sur la seconde : le continuum entre la DGSE/DCRI, très loin d’être achevé d’ailleurs. Le 3ème sur les coopérations avec les autres pays au niveau du renseignement, même si un Interpol du renseignement est inenvisageable. Et enfin des entretiens sur les différentes évolutions de la menace terroriste et du cœur du métier dans le cyberespace etc. Le livre se termine sur une feuille de route de tout ce qui a été amorcé et du chantier inachevé qui est encore devant nous…

 

Et votre démarche ?

Bernard Squarcini : La démarche s’est faite autour d’une réflexion commune qui concerne tous les chefs des services de renseignement. Tout le monde a constaté le changement de nature et d’évolution de la menace. Il n’y a en effet plus de différence entre menaces internes et menaces externes. Aujourd’hui nous sommes face à un terrorisme basé sur un fanatisme religieux individuel ou collectif. L’ensemble des services des renseignements a peu à peu constaté qu’ils arrivaient à la limite du corpus juridique et qu’il fallait pour ainsi dire tout revoir.

Mais quelle solution proposer alors ? Gratter et enduire, pour avoir une vraie peinture : c’est-à-dire une véritable loi cadre. Cette dernière est réclamée depuis la fin du mandat de Sarkozy par l’ensemble des services qui ont tous remis leurs copies au chef de l’état. Pour continuer avec cette métaphore, il faut avoir dans la boîte à outils un ensemble d’outils qui soient valables.

Exemple : On a Mr X qui est à Lyon, et qui converse avec Mr Y en Tchétchénie. Il lui demande de faire un attentat. Les services peuvent avoir le suivi internet de ce Mr X, mais il n’y a pas de liaison directe car toutes ces informations passent par des sites rebonds entre le Canada et Hong Kong par exemple. De plus il faut faire tenir tous ces détails dans une procédure judiciaire et par la suite potentiellement devant un tribunal. C’est exactement cela le problème aujourd’hui : l’évolution judiciaire rame derrière l’évolution technique. Le but de cette loi cadre est de recréer une nouvelle norme juridique en phase avec tout ce qui va nous arriver dans les années à venir, avec toutes les évolutions que cela engage.

Effectivement le monde a changé : nous sommes partis de l’est d’Alger avec le GIA en 1994, maintenant les zones les plus sensibles en matière de terrorisme se trouvent être en Afrique noire, à l’exemple du Sahel, du Mali, et de la Mauritanie. Les renseignements se doivent maintenant de sautiller entre toutes ces zones d’où la grande difficulté. Cependant, pour convaincre un politique de cette réforme les renseignements se doivent de porter la demande au plus haut sommet de l’état : « Qui veut le roi si veut la loi »…

 

On voit bien ici la différence flagrante entre la culture du renseignement français et la culture du renseignement anglaise. En France règne encore cette mythologie barbouzarde autour des métiers des renseignements. Que faire pour une meilleure reconnaissance de l’ensemble de ces métiers ?

Bernard Squarcini : Il faudrait dans un premier temps un consensus droite /gauche plus grand, il est aujourd’hui à peine frémissant. Il faut – comme je l’ai dit plus tôt –  convaincre les plus hautes autorités de l’État. Le système anglais est celui qui met le plus en synergie le coté institutionnel, le côté service, diplomatique et entreprise.

En Angleterre, tout le monde travaille ensemble. Alors qu’en France les services se tirent dessus. Il faudrait dans un second temps travailler sur les relations entre la cellule diplomatique et le Quai d’Orsay. Tout ceci ne peut se bâtir seul, c’est sur les jeunes générations qu’il faut compter. Il faut leur donner le sentiment qu’ils pourront faire ce métier de manière carrée et sécurisée. Ces métiers du renseignement étant déjà très difficiles, et mal vu qui plus est. Comment alors attirer de nouveaux participants ? En Angleterre les choses sont beaucoup plus simples et se passent mieux. Les services du renseignements sont alors beaucoup mieux considérés.
En conclusion, il faut protéger nos agents, protéger nos missions et rendre compte. Il faut que les gouvernements sachent s’appuyer sur l’expertise. Il faut protéger les services dans les missions dites extraordinaires et à risque (à l’exemple des otages). Les services de renseignement ont besoin in fine d’un cadre protecteur tout en faisant preuve de transparence. A l’heure d’aujourd’hui, nos services de renseignement manquent d’experts, de scientifiques, de linguistes et d’analystes pour qu’il y ait enfin une ouverture sur le monde universitaire. La tradition veut que l’on recrute et que l’on forme par la suite. Pourquoi ne pas prendre des personnes déjà formées ? C’est en ce sens qu’un brassage de toutes ces cultures pourrait permettre d’améliorer la profession.

Propos recueillis par Laura Bonnet