»Il faut s’amuser, jubiler, désirer. » Entretien avec Jean-Pierre Vincent : un metteur en scène qui a de la richesse humaine à revendre.

 JEAN PIERRE VINCENT

À cheval entre deux siècles, Jean-Pierre Vincent s’est heurté au texte de Samuel Beckett, En attendant Godot, et a dévoilé sur scène des personnages qui reflètent profondément la nature et la condition humaine. Rencontre en coulisses avec un metteur en scène dont l’œuvre illustre une réflexion engagée, réaliste mais profondément humaine.

 

 Le rapport à Godot :  »Je suis resté très longtemps à distance de Godot »

Quel rapport avez-vous avec Beckett ? Il fut votre contemporain, pourquoi avoir choisi d’adapter sa pièce à ce moment précis de l’histoire ? Pourquoi avoir attendu le  »hasard d’une lecture », comme vous le dites, pour mettre ce texte en scène ?

J’ai découvert la pièce très jeune, mais je n’étais pas dans ce rayon-là du magasin. J’ai plutôt commencé du côté de Brecht, j’étais très partisan. Beckett, c’était pas notre magasin. J’ai tenu, au cours de ma vie un contact de lecteur avec Beckett, mais ce n’était pas ma route. C’est dans un moment de liberté, de vacances que j’ai repris la lecture d’un livre très important pour moi qui est L’obsolescence de l’homme de Gunther Anders. Cette œuvre consacre un essai sur Godot,  »Être sans temps », qui m’a révélé une vision différente de ce que j’avais déjà vu sur scène. J’ai alors relu la pièce en détails, je l’ai retrouvée tel que je l’avais lue au départ mais je me suis souvenu qu’à ma première lecture, je l’avais trouvé drôle, aventureuse et concrète. On a alors décidé de la monter.
Le texte de Gunther Anders raconte que la situation de Vladimir et Estragon est la nôtre : On vit dans un monde qui perd la mémoire, qui perd le temps, qui va vers son suicide. Mais nous vivons comme des résistants, la force comique de la pièce fait partie de cette résistance.

 

En parlant du montage de la pièce, comment choisissez-vous vos acteurs ?

Je vais beaucoup au théâtre pour voir les acteurs, suivre leurs traces. Par exemple, Charlie Nelson, qui joue Vladimir, on s’est attendu pendant trente ans. On a travaillé ensemble au bout de trente ans. Quand je lis une pièce, et si la pièce me convoque, me semble urgente à monter, il y a des visages qui apparaissent. Parfois plusieurs, je fais alors des listes que je resserre au fur et à mesure de mes relectures. C’est un long travail, cela peut durer jusqu’à un an et demi avant les répétitions. Le choix dépend de ce que vous voulez raconter. En effet, le corps, la voix, la sensibilité et l’imagination d’un acteur font partie de la création du spectacle. Les acteurs vous apprennent des choses aussi.
La préparation dramaturgique est très importante au théâtre, elle permet d’explorer l’essence de la pièce. C’est un long travail de préparation mais qui ne décide pas de la structure des choses car ce travail se fait avec les acteurs. Il faut s’amuser, jubiler, désirer, sous le contrôle de la préparation dramaturgique au fond.

 

Y a-t-il de la philosophie dans En attendant Godot ?

Il y en a tout le temps. Il y en a tout le temps dans toutes les grandes pièces. Il y a une vision, une pensée du monde dans Godot. C’est une pièce qui aide les gens à élargir leur vision du monde, à repenser au fait qu’ils existent, qu’ils vont mourir (quelle que soit la distance de cette mort). Nous sommes des grains de poussière perdus dans l’univers, il faut s’en rappeler quand même !
Les silences indiqués par Beckett sont très nombreux, c’est du vide sonore. Sur le prochain spectacle que je vais faire, je veux des  »musiques silencieuses » car c’est ce qui raconte notre vie, non plus seulement celle des personnages, mais la nôtre en tant que spectateur de ses silences. Les gens se sentent exister et surtout pendant ces silences : tout à coup le théâtre s’arrête et il n’y a plus que le temps, et le temps c’est très difficile à vivre…

 

Le théâtre,  »ça agite les neurones »

Que pensez-vous de la dénomination  »théâtre de l’absurde » ?

Le théâtre d’après guerre se divise en deux types de théâtres : un théâtre communiste, de message social, de protestations. Et il y a ce théâtre, qu’on a dénommé très vite théâtre de l’absurde, car en France on a besoin de cases et on a besoin d’étiqueter ces cases. Mais la pièce n’est pas absurde du tout! C’est notre situation dans l’univers qui est absurde ! Ionesco développe une volonté d’absurde, de comique de l’absurde notamment dans La cantatrice chauve ou dans La leçon. Il y a des petits passages dans Godot qui ressemblent à du Ionesco mais je les ai coupés, ils n’étaient pas dignes de Beckett. Lui-même, lors d’une mise en scène de sa pièce en Allemagne, s’en est débarrassé (vers les années 75).

 

Comment doit-on prendre cette pièce ?

Je pense que cela concerne l’avis de chacun. Chacun peut y prendre une réflexion sur la vie. Pour certains, cela peut être d’ordre psychanalytique, pour d’autres, existentiel ou encore politique.
Il y a quand même le maître et l’esclave. Un personnage dominant arrive dans la pièce et auquel Vladimir et Estragon, qui semblent totalement hors-temps et hors d’âges, se soumettent très rapidement. Ainsi, je pense que c’est aussi une pièce sur notre faculté formidable de nous soumettre. On délivre cela aux gens et ils s’en rendent bien compte mais chacune/chacun va vivre cela à sa façon.
La réaction à la pièce vient, je pense, après le spectacle. Sur le coup, il y a beaucoup de choses à recevoir: rire, penser à soi dans les silences… La réflexion se fait plus après. J’ai d’ailleurs constaté que, pour certaines personnes qui ont vu le spectacle deux fois, la seconde vision était plus forte. Car la pièce avait couru dans les réflexions de chacun. Ça agite les neurones.
Ce que j’espère c’est que cette pièce donne envie aux gens d’aller au théâtre et d’y revenir.

 

Comment l’art peut-il avoir un impact politique ?

Cela dépend de ce qu’on entend par politique. Dans les années 50, on a cru que l’art aurait un impact politique direct. Mais l’on a vite arrêté de le croire. Car les cerveaux des gens, alourdis par le poids de la vie quotidienne, ne réagissent pas mécaniquement, directement. Je pense que si la politique n’est que politicienne au sens strict, elle ne suffit pas. J’ai une conception plus large, plus complexe de la politique, ou du politique. Le théâtre a un effet politique dans la mesure où il aide les gens, pour peu qu’ils y aillent un peu régulièrement, à élargir l’idée qu’ils se font du monde. Ce qu’en font les hasards de la vie privée et de la vie collective cela ne dépend plus du théâtre.

 

Que pensez-vous de cette citation de  Bernard Foccroulle (compositeur et directeur d’opéra belge) :  »Plus notre société pourra être enrichie par la créativité des artistes mieux elle sera en mesure de se défendre face aux fanatismes qui la rongent » ?

C’est un truisme que la classe politique partage de moins en moins car elle est enfermée en elle-même. Ils pensent que nous n’intéressons pas la société parce que nous ne les intéressons pas eux. Ils sont très étonnés de voir des salles pleines, des salles enthousiastes, des salles remplies de jeunes. Ils n’en tirent aucune conclusion. Notre fameuse politique culturelle française se dégrade de ministre en ministre. Alors que l’action artistique, dans le partage de la créativité artistique, est d’une importance considérable et cela est vérifiable tous les jours.

 

Vous dites ressentir un  »vide » social malgré une forte densité humaine. Quel a été, pour vous, l’élément déclencheur de ce sentiment de vide, de la situation actuelle ?

J’ai ressenti cela de façon plus vive autour de l’année 2000. Cependant, en y réfléchissant, en rassemblant mes souvenirs, je pense que le gros tournant a été la chute du mur de Berlin et la disparition de l’URSS. C’est-à-dire qu’il y avait cette idée que toute personne ordinaire pouvait s’opposer au capitalisme, l’idée qu’un jour ça changerait, ça irait mieux. 1992 a correspondu à une victoire, qui dure depuis longtemps : celle du capitalisme financier sur le capitalisme industriel. La victoire du capitalisme financier fait que toute valeur humaine devient inutile. Les progrès technologiques changent l’impact sur l’humanité. Tout cela fait que l’homme, et c’est ce qu’explique aussi Gunther Anders, devient un produit. Il produit des produits qui deviennent obsolètes. Il devient lui-même obsolète. Le capitalisme prend bien soin de d’abord dominer les médias et Internet de telle façon qu’on organise de façon mondiale la solitude : ça s’appelle les réseaux sociaux et cela mène vers un cloisonnement de l’individu.
La non perspective de vie de Vladimir et Estragon devient aussi très actuel pour les gens.
Godot est un chef d’œuvre universel, une œuvre artistique qui ne vieillit pas ou qui vieillit en traversant les époques. Comme Oedipe de Sophocle, Le roi Lyre et Hamlet par exemple. Des choses que toutes les époques et tous les pays peuvent amalgamer.

 

Ça veut dire quoi être metteur en scène dans la France du 21e siècle ?

Je crois que c’est être responsable d’une petite partie de l’intelligence de la société, l’entretenir et l’agrandir par tous les moyens. À travers des spectacles et des formations.
C’est une profession d’une richesse formidable.

 

Quid de Jean-Pierre Vincent ? :  »Ma vie c’est les textes, les acteurs, les planches (…) mais je n’oublie pas que je suis acteur dans l’âme »

Quels souvenirs gardez-vous de la guerre ?

Il se trouve que j’habitais le Palais de Justice, mon père était un petit fonctionnaire. Il s’occupait du matériel du palais de justice et y était logé. J’ai eu la chance d’habiter 1 quai de l’horloge. J’ai vu les voitures allemandes traverser le pont en 44, j’ai entendu les coups de fusil des résistants qui étaient sur le toit du palais de justice.

 

Avez-vous toujours foi en l’humanité ?

Bien obligé. Tant que je ne me suis pas suicidé. C’est bien le problème de Godot, tant qu’on ne se suicide pas, on est increvable. Je crois que l’humanité est un animal aussi résistant que les autres, même plus, il peut résister à l’idiotie.

 

Avez-vous déjà pensé à vous lancer dans le cinéma ?

Non. Ma vie c’est les textes, les acteurs, les planches. Ce n’est pas du tout le même métier. Le théâtre est artisanal, le cinéma est industriel. Ils ne suivent pas la même dynamique, ni les mêmes rapports entre les gens, ce n’est pas le même tempo. Ma vie s’est faite comme ça, toujours en pensant qu’à l’origine je suis acteur et que je suis devenu directeur de compagnie, de théâtre national etc parce que j’ai tout bien fait. Mais je reste toujours le gamin joueur que j’étais. Je suis acteur dans l’âme.

 

Comment s’est fait votre passage d’acteur à metteur en scène ?

En mai 68, j’ai quitté la compagnie de Patrice Chéreau avec qui j’avais travaillé huit ou neuf ans, et je n’ai pas trouvé de travail en tant qu’acteur. Je faisais peur aux metteurs en scène. La seule proposition de travail que j’avais, c’était une mise en scène et c’est comme ça que ça a commencé.

 

Pouvez-vous nous parler de vos projets à venir ?

Je travaille dans des écoles nationales de théâtre, en particulier, à l’ENSATT à Lyon. Je travaille sur trois ans avec une promotion. Cette année, je vais travailler sur Hamlet joint à une autre pièce issue d‘Hamlet, L’Hamlet Machine de Heiner Muller (il était sur le mur de Berlin). Je vais travailler avec les élèves auteurs de l’école en leur demandant d’écrire leur Hamlet. Qu’est-ce que c’est, pour eux, Hamlet aujourd’hui ? Mon prochain projet professionnel est à propos d’une pièce intitulée Iphigénie en Tauride de Goethe. Cette pièce date de l’époque des Lumières et elle est la seule tragédie de l’histoire qui finit bien grâce à l’intelligence d’une femme.

 

LAMY Yasmine