Pourquoi donc avoir attendu si longtemps avant de sortir cette superbe histoire dans notre beau pays si féru de littérature ? Les grands (éditeurs) de ce monde sont-ils devenus hypermétropes au point que leur bras, si long soit-il, ne suffise plus. Pire encore, ont-il depuis plus de trente ans des excréments qui leur parasitent la cornée ? Il aura fallu que Nicolas Richard le traduise et que Monsieur Toussaint Louverture (pas l’esclave nègre affranchi qui joua un rôle de premier ordre dans la Révolution haïtienne, l’autre) se décide à le publier. Un exemple, s’il en est besoin, de l’excellence de cette jeune maison d’édition (Dominique Bordes l’a crée en 2004 et Le Chant du Monstre nous l’avait déjà introduit) à échelle humaine. La couverture du livre est en peau de pêche, ce qui en plus d’être très bon pour la santé empêche (la racine serait-elle la même ?) tout relevé d’empreintes. Même la couverture est très jolie. Que demander de plus ? Que le roman soit intriguant, voire – n’ayons pas peur des mots –  passionnant ? C’est que lecteurs de nos jours ne mordent pas facilement à l’hameçon… Et Twilight direz-vous, les chiffres des ventes en guise d’argumentaire, dans un pur esprit d’effronterie ? Mais il était question d’hameçon plutôt que de gorge, et de lecteurs qui plus est, entendez par là quelqu’un qui a l’habitude de la lecture. Tant mieux donc pour ces derniers, puisqu’ici toutes les caractéristiques sont réunies et la pêche, plus que jamais, est bonne.

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Commençons par le commencement : l’auteur. David Carkeet, après des études déjà substantielles, obtint en 1973 un doctorat de linguistique anglaise à l’Université d’Indiana. Linguistique qu’il enseignera dès lors en même temps que l’écriture, de 1973 à 2002, à l’Université du Missouri à Saint-Louis. Auteur de huit romans et d’une autobiographie, il est fréquemment comparé à David Lodge, Donald Westlake, ou encore Peter de Vries. Le Linguiste était presque parfait est son premier roman, publié à l’origine en 1980 et où, surprise, il est question de linguistique. Cette enquête policière délicieusement décalée, lui valu d’être nominé l’année suivante par l’Association Américaine des Écrivains de littérature policière pour le Edgar Award du meilleur premier roman. Même si c’est finalement The Watcher de Kay Nolte Smith qui raflera la mise, n’est-ce pas déjà un gage de qualité ?

L’histoire ensuite. A l’institut de linguistique Wabash où il travaille, Jeremy Cook a entendu une des nouvelles, la jeune et charmante Paula, le traiter de trou-du-cul. C’est embêtant, il envisageait de la séduire. Comme il ne lui a jusqu’à présent jamais adressé la parole, il se demande qui a bien pu colporter un tel ragot à son sujet ? Lui qui n’a qu’un seul véritable ami parmi les sept autres linguistes de l’établissement, va devoir user de ses talents dans l’analyse des intonations notamment pour retrouver la langue de pute qui a ainsi osé salir son nom. Tandis qu’il mène l’enquête, une autre (d’enquête) le rattrape. On a retrouvé un des linguistes,  un sympathique vieillard du nom d’Arthur Stiph, mort dans son bureau à lui, Jeremy, le crâne rasé qui plus est. Voilà qui place notre homme numéro un sur la liste des suspects de l’inspecteur Leaf chargé de l’affaire. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de « contre-amitié », retrouvée dans les carnets de Stiph et qui va faire ressortir les inimitiés de chacun ? Comment Jeremy va-t-il faire pour se disculper, séduire Paula et savoir qui a bien pu le traiter de trou-du-cul ?

L’intelligence du roman, c’est de jouer en partie sur plusieurs enquêtes à la fois. Et la pauvre insulte de prendre quasiment autant de place que le crime. Par de légers décalages avec la réalité, comme des touches d’absurde bienvenues rappelant par exemple l’atmosphère si particulière de la série Twin Peaks, le récit s’installe admirablement et se resserre très vite sur les principaux protagonistes dont, on le sait sans le connaître encore, le tueur. La trame n’en est que plus prenante et l’on se surprend même, vers la moitié du livre, à se découvrir un intérêt soudain pour la linguistique et l’onomastique. Et comme les mots sont l’essence du livre, l’idée est tout bonnement géniale de jouer avec eux. D’autant que derrière l’humour truculent, la dimension purement policière n’est pas en reste. Les personnages sont bien croqués, avec ce qu’il faut d’ombre et de lumière ; le drôle de flic, Leaf, étant probablement le plus mystérieux d’entre tous. Le rythme enfin, avec beaucoup de dialogues, ne retombent jamais et l’on regrette presque, arrivé au bout, que le tout ne fasse que 288 pages.

Notons pour conclure que Jeremy Cook connaîtra deux autres aventures en 1990 et 1997 encore inédites chez nous. La bonne nouvelle, c’est que la prochaine, Une putain de catastrophe, est justement prévue chez Monsieur Toussaint Louverture pour 2014. On l’attend avec impatience.

Matthieu Conzales.

Le Linguiste était presque parfait, de David Carkett, aux éditions Monsieur Toussaint Louverture. 288 pages, 19€. Sortie prévue le 3 mai 2012.