C’est, comme toujours, en artiste passionné et survolté que Mathias Malzieu cosigne, avec Stéphane Berla, Jack et la mécanique du cœur, une déclinaison cinématographique réussie de son roman et de l’album de Dionysos, productions éponymes de 2007.

Tout commence « le jour le plus froid du monde »…

C’est l’histoire de Jack (voix de Mathias Malzieu), un garçon qui, le jour le plus froid du monde, naît à Edimbourg avec un cœur gelé. Confié par sa mère aux soins de Madeleine, une bienveillante « sorcière » qui est parvenu à le sauver en remplaçant son cœur de glace par une petite horloge, l’enfant grandit au sein d’un foyer heureux, protégé du monde extérieur par sa mère d’adoption, son chat noir et ses amis excentriques et affectueux. En effet, Jack doit ménager la fragile mécanique de son cœur artificiel, tout choc émotionnel peut lui être fatal… A cet égard, il ne doit pas toucher à ses aiguilles, maîtriser sa colère et surtout… ne jamais tomber amoureux. C’est lorsqu’il rencontre Miss Acacia (Olivia Ruiz), petite chanteuse espagnole qui danse sur une place publique de la ville, que tout s’emballe. Conscient des risques, Jack s’engage cependant sur les chemins sinueux de l’amour, qui le mèneront jusqu’en Andalousie pour retrouver sa belle. Au cours de la route, il fait la rencontre de Méliès (Jean Rochefort), qui l’aide à avancer et l’encourage dans sa dangereuse passion ; il doit aussi s’imposer face à Joe (Grand Corps Malade), un rival qui pose bien des obstacles sur son passage.

C’est donc une intrigue relativement simple, avec des opposants et des adjuvants aux rôles convenus, et dont on s’attend à une fin heureuse et méritée pour les héros. Cependant, Malzieu ne se restreint pas au joli conte pour enfants, mais tourne la poésie au drame symbolique et didactique. La mécanique du cœur est moins, à ce titre, un livre jeune public qu’une parabole universelle destinée à tous – et peut-être bien aux plus mûrs d’entre nous. En effet, le film (à l’image du roman) porte en lui une profonde réflexion sur les dangers de la passion amoureuse. Il est une métaphore du sentiment d’amour brut, et s’engage du côté de ceux qui osent le vivre. Il est l’apologie de l’inconscience de la jeunesse, devant laquelle s’incline la connaissance rationnelle du risque. Car il y a bel et bien un risque social (l’exclusion), pouvant aller jusqu’au risque ultime (mourir d’amour). En ce sens, Mathias Malzieu propose une morale qui est surtout une éthique de vie – éthique épicurienne… ou plutôt dionysienne ! – en rappelant aux spectateurs que « Si tu passes ta vie à faire attention à ne rien te casser, tu vas terriblement t’ennuyer »…

 

 

Filiation burtonienne

L’influence est grande, et visible, au niveau de l’intrigue. On sent l’admiration de Mathias Malzieu pour Tim Burton, qui existait certainement dès la rédaction du roman. L’histoire tourne autour du motif central du cœur, ce qui peut rappeler l’intrigue des Noces funèbres. Dans ce film, l’héroïne est une mariée morte, dont le cœur, qui a cessé de battre, semble tout de même pouvoir se briser ; ici, le cœur de Jack est remplacé par un mécanisme fragile qui menace de s’arrêter après un choc émotionnel. Dans les deux cas, il y a un handicap vital qui se mue en « maladie d’amour », et qui est l’occasion d’une fable métaphorique sur la passion et sur la mort. A ce titre, la fin du film peut émouvoir jusqu’aux larmes, elle rappelle visuellement la dernière image des Noces Funèbres, mais peut aussi être perçue comme une réécriture des dernières lignes du Petit Prince de Saint-Exupéry…

Bien plus, l’ambiance générale, l’esthétique des décors et personnages, portent de forts accents burtoniens : figurines aux silhouettes frêles et aux grands visages (cependant en version numérique chez Malzieu, et non en « stop motion »), traitement contrasté des couleurs selon que les scènes soient lugubres (à l’école) ou joyeuses (chez Madeleine ou dans le village andalou). Le seul prénom « Jack » évoque d’ailleurs aux connaisseurs celui de L’Etrange Noël.

 

Rouages dionysiens

Cependant, on ne peut réduire La mécanique du cœur à une simple création « à la manière de ». Il s’agit bel et bien d’une œuvre exclusive, marquée par les membres et l’ambiance du groupe Dionysos. En effet, tous les chanteurs ou presque de l’album éponyme sont présents, et prêtent leurs voix aux personnages, qui ressemblent d’ailleurs physiquement à leurs interprètes. Le motif des oiseaux, cher au groupe (qui intitule son dernier album « Bird N’ Roll »), est constamment présent. Dans la scène du « Train fantôme », on assiste à un mini-concert : un de ceux de Dionysos justement (dont le nom apparaît furtivement à l’écran), lors desquels Mathias Malzieu a pour habitude de se jeter littéralement dans son public… ce que fait Jack, porté par une foule de squelettes !

Par-dessus tout, c’est la musique qui élève le film d’animation et le sublime en tant que (re)création personnelle. La musique est celle de Dionysos, tout comme la thématique de l’horloge est proprement « dionysienne ». Une obsession horlogère qui est autant le leitmotiv de la narration que l’épicentre d’une réflexion plus symbolique sur le temps. L’horloge, ses tic-tacs entêtants reviennent régulièrement dans la musique de « La mécanique du cœur » en 2007. Cette musique est ici arrangée, adoucie souvent, placée par Malzieu au cœur du film. Elle est interprétée au chant par les membres du groupe, ainsi que les invités de l’album (paroles et chansons, même Alain Bashung dont la voix est réutilisée), et ainsi le film se révèle être une expérience inédite. C’est l’alliance d’un conte écrit et d’un conte musical, qui ne choisit pas clairement sa voie mais reste dans l’entre-deux, délicieusement poétique, de l’animation mélodique, ou bien plus encore, de la mélodie animée. Le tout, donc, plein de formes et de significations, de poésie et de philosophie. On sort de la salle avec une certaine reconnaissance, avec l’envie de remercier les artistes de La Mécanique du cœur pour cette leçon de choses. Et peut-être aussi l’envie de secouer nos propres chaînes.

Roxane Duboz