Le Défenseur des droits, Dominique Baudis, a décidé de s’intéresser de près aux « conditions et au processus de recrutement au sein de la société Abercrombie and Fitch ». Il s’est auto-saisi de ce sujet le 15 juillet, soulignant que l’entreprise américaine « semble fonder ses pratiques de recrutement sur des critères discriminatoires et notamment l’apparence physique », selon le texte de la saisine dont Le Monde s’est procuré une copie.

Parlons Info a décidé de republier une enquête réalisée le 18 mai 2011 par Gwladys Bonnassie et Romain Lescurieux (pour LeCourant.Info), lors de l’ouverture du magasin à Paris et pointant déjà ses « dérives ».

L'entrée d'un magasin Abercrombie & Fitch à Paris (Photo: happy_serendipity - Licence CC)

L’entrée d’un magasin Abercrombie & Fitch à Paris (Photo: happy_serendipity – Licence CC)

 

Enquête – Le premier magasin de sportswear Abercrombie & Fitch ouvre à Paris. Un évènement guetté par les jeunes. Loin des médias, le buzz opère grâce à un bouche à oreille efficace. De son côté, la marque soigne son image secouée par un passé houleux, lié notamment au recrutement de ses « models ».

A partir de ce jeudi 19 mai, la marque de vêtements Abercrombie & Fitch ouvre ses portes à Paris, et sa formule atypique crée le buzz. Ambiance boîte de nuit dans un espace feutré et aspergé de parfum, dans lequel flânent des employés jeunes, sexy et quasi-identiques. Telle est la politique de la maison ! De New York à Milan en passant par Tokyo, le groupe Abercrombie est présent dans de nombreux pays. Cette première boutique en France sera suivie de l’ouverture d’une enseigne équivalente, Hollister, à Vélizy 2, d’ici six mois.

L’arrivée de la firme américaine dans la capitale est très attendue. Nul besoin de publicité ou de communication pour assurer le succès de l’opération : la marque mise sur le bouche à oreille pour créer l’ébullition autour d’un concept qui a fait ses preuves. A l’instar de la statue d’Apollon qui trône dans l’entrée des magasins, la marque entretient une image autour de la perfection et du culte du corps, le tout dans une démesure si chère à l’Amérique.

Un phénomène de société

Au détour d’une terrasse de café, des lycéens grillent une cigarette. « Je ne sais pas où je l’ai lu, ou vu, mais je sais que le magasin ouvre le 19 mai », déclare Cassandra. Dans leur lycée parisien, « Aber » n’échappe à personne. « Porter cette marque signifie que tu es allé aux États-Unis, ou en Angleterre. Un moyen de dire : j’y étais ! », reprend son acolyte Alexandre. Arborer un tee-shirt siglé Abercrombie ou se balader avec le sac du magasin font partie des nouveaux codes d’une certaine jeunesse.  « Cette mode risque de s’essouffler avec l’ouverture en France », déplore-t-il. « De toute façon, il y a déjà beaucoup de contrefaçons », conclut sa camarade, en assurant néanmoins qu’ils iront « par curiosité ».

Dans certaines séries télévisées américaines, le nom de la marque est utilisé pour décrire des jeunes athlétiques, musclés, et BCBG de la côte est des États-Unis. Si le phénomène tend à se banaliser outre-Atlantique, il est encore tout frais en Europe. L’arrivée en France est préparée par le groupe comme un « Big Day » : Paris était depuis un certain temps dans le viseur du PDG, Michael Jeffries [1]

« Beaucoup de clients ne voient plus ce qu’ils achètent ! »

« Le succès émane des ‘models’ qui travaillent dans le magasin. Le fait d’être souriant, disponible, accessible et d’approcher le client, lui donne le sentiment d’être spécial », explique DF*, 26 ans. Elle est londonienne et a travaillé plusieurs années pour Abercrombie en tant que « model », en plus de ses études. « Quand ils ont ouvert à Londres, le magasin était surnommé ‘the destiny’ car il était devenu un arrêt obligatoire pour les touristes », nous explique-t-elle. Le destin de celui de Paris ?

Si le nom du magasin ne figure pas sur le bâtiment, face à l’entrée, aucun doute possible. Que ce soit à Copenhague, Tokyo ou Toronto, le scénario est toujours le même. Les effluves de parfum attirent les clients vers de luxueux hôtels particuliers. A l’entrée, des jeunes premiers et un semblant de studio photo accueillent les badauds. C’est au son d’une politesse exagérée, qu’ils proposent une photo avec le « shirtless » (sorte de « Ken »,  torse nu aux muscles saillants). Abercrombie se veut le représentant du « how to be sexy » en vantant les mérites du sport, d’une vie saine et de la beauté naturelle, que le client peut toucher du doigt en achetant un vêtement dont le coût moyen est de 80 euros. L’obscurité, la musique et le parfum font que « beaucoup de clients ne voient plus ce qu’ils achètent ! », rajoute la jeune « model ». «En fait, tout se joue sur les vendeurs, qui outre leur job, sont l’image et la publicité de la marque », conclue-t-elle. Mais au-delà des corps musclés et autre jolies filles, le recrutement est la corde sensible de l’entreprise.

Le recrutement, source de polémiques

En théorie, tout le monde peut y travailler. Il suffit de postuler sur le site Internet, ou de s’inscrire en magasin. Toutefois, la majorité des salariés est en fait « repérée » par des talents scouts. Tous se retrouvent lors d’un entretien collectif, qui se révèle être une simple formalité pour ceux qui auront été remarqués au préalable.

L’entreprise se fonde sur une look policy (politique de l’apparence) exigeante, qui stipule que tous les employés doivent être à l’image de la marque : naturels, jeunes, et proches de la perfection. Ce tiercé est l’essence du « style américain made in Abercrombie ». Cette notion à géométrie variable ne serait-elle pas une prémisse vers la discrimination ? [2] En se rapprochant d’une agence de mannequinat et en appelant ses salariés des « models », le risque d’être attaqué pour discrimination physique est contourné. En 2003, CBS News écrivait au sujet de la marque : « On peut n’embaucher que des gens séduisants, mais choisir un beau visage en fonction de la race est illégal ».

C’est à ce titre qu’en 2004 aux États-Unis, la marque Abercombrie & Fitch a été accusée par la justice de discrimination raciale dans le recrutement de ses employés. Certains n’auraient pas été embauchés à cause de la couleur de leur peau, « pas assez claire » d’après certains employeurs. « En France, nous parlerions de ‘recrutement bleu blanc rouge’ et c’est formellement interdit par la loi », rappelle l’avocate en droit du travail Susana Lopes Dos Santos.

Un "model" d'Abercrombie & Fitch (Photo: Iflwlou - Licence CC)

Un « model » d’Abercrombie & Fitch (Photo: Iflwlou – Licence CC)

L’affaire a pris une ampleur nationale lorsqu’une étudiante d’origine afro-américaine a été licenciée après une visite officielle dans l’entreprise. A l’issue de ce procès, la marque a dû verser à l’ensemble des plaignants 40 millions de dollars de dommages et intérêts. En plus de cette condamnation, le groupe se voit contraint de respecter un certain nombre d’objectifs avant 2009 [3]. Une véritable politique de « discrimination positive » basée sur des quotas est mise en place. Dès lors, la diversité devient le leitmotiv de la marque. « Je suis un exemple vivant de leurs efforts », affirme DF, qui en plus d’être londonienne fait partie d’une « minorité ethnique ». Le groupe déclare désormais employer 50% de « gens de couleur », et l’affiche fièrement sur son site Internet.

Si la discrimination positive fait partie de la culture anglo-saxonne, elle est encore source de polémique en France. Le récent scandale autour de la Fédération Française de football, mise en cause à la suite d’une affaire présumée de quotas ethniques dans les centres de formation, est venu rappelé l’ampleur du malaise. Dans ce contexte, comment le recrutement d’Abercrombie compte-t-il s’adapter au modèle français, dans lequel l’existence des quotas sur une base ethnique est considérée comme incompatible avec les valeurs républicaines ? D’autant qu’il ne s’agit pas ici de juger des compétences, mais bien une apparence. Opération minutieuse : ces derniers mois, les futurs manageurs du magasin parisien sont allés à Londres recevoir une formation sur la « culture Abercrombie ».

« Les managers ont une idée très précise de ce qu’ils veulent »

« J’ai été recruté à la sortie d’une bouche de métro », affirme PR*, 24 ans, étudiant en droit à la Sorbonne. « Je suis déjà allé dans le magasin à New York […] c’est unique ! J’ai accueilli la nouvelle avec enthousiasme », conclut-il.  A Paris, le recrutement est réalisé par des équipes de trois personnes, chargées d’arpenter les lieux « stratégiques » de la capitale, afin de repérer les potentiels futurs salariés. « Il y a quatre zones de recrutement », explique GT*, étudiante à Paris qui fait partie de l’une de ces équipes. « Il y a les Champs-Elysées, ou encore le Marais, mais nous privilégions les parcs et les zones étudiantes : facs et bibliothèques. Car les managers cherchent aussi des jeunes faisant de bonnes études […] ils ont une idée très précise de ce qu’ils veulent », précise la jeune fille.

300 personnes auraient d’ores et déjà été recrutées. « Ils veulent que l’on se base uniquement sur le physique; une expérience ou des compétences dans la vente ne servent à rien ! » En ce qui concerne la « diversité », elle explique qu’il n’y a « pas d’objectifs ou de quotas à remplir », mais que la question est discutée par les managers entre eux. « Il nous est toutefois demandé en ce moment de privilégier les asiatiques et des filles afro ». Fidèle à sa stratégie de no comment, le service de presse n’a pas souhaité répondre à nos questions avant l’ouverture.

Réjane Sénac-Slawinski, chargée de recherche au CNRS dans l’équipe sur les inégalités sociales, a développé une théorie de « la promotion de la diversité » (L’invention de la diversité, PUF, sortie prévue en novembre 2011). A l’issue d’une enquête auprès de 160 responsables de l’espace public français (politiques, institutionnels, RH, syndicalistes, associatifs, religieux), elle « associe la promotion de la diversité à une réaction face à la montée en puissance du droit de la non-discrimination ; et à une valorisation de la différence réactivant sexisme et racisme derrière une apparente bienveillance ». En France, utiliser le mot « quota » à la place de « minorités » porte à polémique.

De fait, des labels « égalité » ou « diversité » ont été créés pour témoigner des engagements pris par les entreprises et institutions publiques. Des entreprises comme L’Oréal ont ainsi fait de la «diversité » un atout marketing. La marque de cosmétiques a mis en place dès la fin des années 1990 des campagnes de communication avec des égéries afro-américaines, asiatiques, hindous ou encore latinos. Naomi Campbell, Eva Longoria, Beyoncé ou Aishwarya Rai ont été les figures d’une double stratégie marketing. Marketing de l’image tout d’abord, permettant en théorie à L’Oréal de s’affranchir de toute polémique sur des discriminations. Mercantile ensuite, car « l’objectif est que le client s’identifie et soit tenté de consommer […] la différence devient alors une plus-value ».

La diversité est un terme flou et non opposable dans le droit français à la différence de la lutte contre les discriminations qui concerne 18 critères, allant du handicap à la religion. Mme Sénac-Slawinski explique que les 50% de salariés d’Abercrombie issus de la diversité sont « invérifiables puisque le terme de diversité n’a pas de définition juridique, mais cette annonce peut participer d’une stratégie pour limiter les recours en justice et construire une réputation sociale ». Il est à parier que la firme américaine ne dérogera pas, même en France, à cette logique parfois teintée d’hypocrisie.

Gwladys Bonnassie et Romain Lescurieux

* Les initiales ont été modifiées afin de préserver l’anonymat.

[1] La firme. Abercrombie & Fitch est une entreprise américaine de vêtements fondée en 1892 par David Abercrombie et Ezra Fitch. Son siège est situé dans l’Ohio aux États-Unis. Après des mois de négociations avec la mairie de Paris, l’enseigne va occuper sur les Champs-Elysées 1100 m², après avoir payé 2,2 millions d’euros de pas-de-porte et s’être engagée à verser 3,3 millions de loyer annuel à Immobilière Dassault, propriétaire de cet hôtel particulier rénové pour 4,9 millions. Hollister appartient également au groupe Abercrombie, mais se veut moins cher, et tourné autour des surfeurs de la côte-ouest des Etats-Unis. Son magasin ouvrira à Vélizy 2, d’ici quelques mois. Le PDG Michael Jeffries se réjouit de cette arrivée, lui qui l’espérait depuis l’introduction de sa marque à Londres en 2004.

[2] L’affaire Riam Deam. En 2009, une affaire conduit Abercrombie devant les tribunaux, au sujet du handicap d’une employée. A l’été 2009, Riam Deam, une Anglaise de 22 ans, attaque Abercrombie en justice pour l’avoir « cachée » dans le magasin, puis renvoyée en raison de son handicap (une prothèse à l’avant-bras), qu’elle « masquait » sous un un pull. Ce qui ne répondait  pas à la « politique du look » d’Abercrombie, « du moins jusqu’à ce que l’hiver arrive » rapporte-elle, des dires d’un manager. Le groupe se défendait en invoquant les mensonges de la jeune  fille. Elle a finalement gagné le procès pour harcèlement, et non pour discrimination, car considérée comme « non fondée ».

[3] Les engagements pris par Abercrombie & Fitch suite aux procès pour discrimination raciale.
• Recrutement « de femmes, de latinos, afro-américains et d’américains d’origine asiatique ».
• Cesser de cibler son recrutement sur des « fraternités », ces clubs d’étudiants aux Etats-Unis extrêmement fermés, composé d’un public majoritairement blancs.
• Obligation d’annoncer les postes disponibles dans les revues des minorités culturelles.
• Création  d’un poste de vice-président en charge de la diversité, qui devra rendre compte de l’avancement de la société en matière de mixité à l’embauche.
• Les publicités devront désormais inclure des membres de minorités raciales et de groupes ethniques.
• Les managers seront notamment évalués sur leur capacité à diversifier le recrutement.