Alors que les géants de l’édition et de la vente dominent largement le secteur du livre en France, de petites initiatives fleurissent pourtant régulièrement. Peu médiatisées, elles n’en sont pas moins révélatrices d’une culture littéraire encore bien vivante et invitent à l’optimisme. Le Miel des Anges, les éditions de Michel Volkovich nées après l’expérience publie.net, en sont un exemple.

 

 

Publie.net et l’expérience de l’édition tout numérique

 

C’est en 2008 que François Bon, écrivain, lance le projet de publie.net, maison d’édition numérique. L’idée semble être d’en finir avec le papier, et d’explorer les nouvelles possibilités offertes par internet pour promouvoir des œuvres de littérature contemporaine. Créateur d’une plate-forme largement basée sur la coopération d’auteurs, François Bon contacte, entre autres personnalités du champ littéraire actuel, Michel Volkovitch pour ses qualités de traducteur. En effet, cet ancien professeur d’anglais, lui-même également auteur, est un amoureux de la Grèce dont il traduit les poètes et écrivains contemporains depuis les années 1980. A la recherche continuelle d’éditeurs pour ses traductions, il accepte avec enthousiasme la proposition de François Bon qui lui offre de prendre la tête d’une collection grecque. Il enrichit alors le catalogue en ligne de nombreuses nouvelles et poésies, avec la grande liberté que permet internet.

 

François Bon, un pionnier de l'édition numérique bien peu médiatisé (photo OpenEdition - L.G. Licence CC)

François Bon, un pionnier de l’édition numérique bien peu médiatisé (photo OpenEdition – L.G. Licence CC)

 

Mais voilà. A l’issue de six années d’existence de publie.net, le public n’est toujours pas au rendez-vous. Et ce, pas seulement auprès de la collection grecque : les ventes en ligne de la maison d’édition ne décollent pas. A qui imputer cet échec ? A un lectorat français attaché au papier, encore peu friand du numérique ? Ou a des médias étrangement silencieux sur l’aventure publie.net, qui aurait certainement rencontré un plus grand écho auprès du public en bénéficiant d’un petit coup de pouce de départ ? « C’est un peu les deux », estime Michel Volkovitch, qui a cessé de publier de la poésie pour publie.net début 2014. Quant à François Bon, il se décide à faire basculer une partie de son catalogue en format papier, courant 2013, et la direction de la maison est reprise en main par une nouvelle et jeune équipe dirigée par Gwen Catala en 2014. Désormais, chaque exemplaire présent sur publie.net peut se commander en version traditionnelle ; à l’inverse, le site dispose désormais d’un catalogue papier, dont l’achat d’un exemplaire implique l’accès à un code pour obtenir une version numérique.

Publie.net, malgré son succès tout relatif, c’est un catalogue aux ouvrages téléchargeables aux formats EPUB (parfois enrichi), MOBI ou PDF, disponibles sur les autres plateformes bien connues (Amazon, Apple, etc.) ; achetés sur publie.net, ils n’ont ni DRM ni tatouage numérique. On est loin des logiques de club opérées par les grandes librairies numériques, qui protègent les droits de l’œuvre achetée à l’aide de contraintes légales et techniques rigides, au risque de restreindre son partage, sa diffusion, et la reconnaissance de son auteur.

 

Les chemins de l’autoédition, un choix marginal et audacieux

 

Pour le traducteur qu’est Michel Volkovitch, il y a eu plusieurs tentatives avant publie.net. En 1984, il publie des poètes grecs contemporains pour la première fois grâce à un ami, Yves Bergeret, qui possède une toute petite maison d’édition spécialisée, et qui lui fait une commande. L’objet-livre de ce type de structure est très simple, sans reliure, il s’agit en fait de plaquettes. L’impression se fait « chez l’imprimeur du coin », les frais sont minimes. Mais l’éditeur change de voie, et Michel Volkovitch se retrouve avec ses poètes grecs sur les bras. Toujours, le désir de les faire connaître perdure ; mais les refus se multiplient de la part des maisons spécialisées. Finalement, le traducteur se décide à revêtir le costume de l’éditeur.

Avec les Cahiers grecs, les poèmes sont photocopiés, la couverture est imprimée à prix d’ami, et Michel Volkovitch, ayant créé une association pour encadrer son projet, bénéficie de l’aide à la traduction du Centre National du Livre (CNL), qui lui permet finalement de rentrer dans ses frais. Les Cahiers, encore précaires dans leurs formats, se vendent alors entre cinquante et cent exemplaires. L’aventure commence : cinq titres paraissent en un an.

 

Michel Volkovitch et l'un de ses premiers Carnets grecs (Photo Roxane Duboz)

Michel Volkovitch et l’un de ses premiers Cahiers grecs (Photo Roxane Duboz)

Très vite, Michel Volkovitch est contacté par Desmos, la librairie grecque de Paris, qui lui propose une coédition. Les Cahiers édités dans le format du libraire enrichissent leurs contenus, ce sont des versions bilingues. Une vingtaine d’exemplaires sortent en six ans. Mais une fois encore, faute de revenus cette fois, Desmos met fin à la coédition.

Jamais découragé, Michel Volkovitch tente une nouvelle formule : la création de six cahiers sans couvertures, de simples feuillets groupés, une cinquantaine d’exemplaires que le traducteur envisage de donner autour de lui. Dans le champ littéraire parisien pourtant, l’initiative ne rencontre pas d’écho : un échec lié selon lui essentiellement au format. « Les gens ont besoin d’un vrai livre », estime le traducteur.

Après l’aventure publie.net, ce sont justement de « vrais livres » que Michel Volkovitch se décide de publier. « Quand on travaille dans le secteur du livre, il est intéressant de connaître tous les rouages de la machine. J’ai envie de tout faire et je fais tout. », s’explique le traducteur. En ajoutant avoir été tenté par la liberté que représente l’autoédition, qui ne s’encombre pas de compromis dans le choix et la présentation des textes à publier. Le tout premier ouvrage est le recueil d’un poète grec qu’il ne peut publier faute de droits, détenus par la famille de l’auteur. A nouveau, Michel Volkovitch passe par la gratuité et crée un « livre pirate » hors du circuit commercial : sans prix ni ISBN, l’ouvrage est créé grâce à lulu.com, une officine d’impression en ligne, et distribué à un cercle de connaissances… en échange, souvent, d’une participation symbolique.

Les éditions du Miel des Anges naissent peu après. En 2014, le nouvel éditeur fonde, avec sa compagne Carole, une association qui touche à nouveau les subventions du CNL. Les ouvrages sont imprimés en Grèce, par un éditeur qui s’est aligné sur les tarifs de l’impression en ligne. Carole est à la fois trésorière et graphiste : à l’aide d’Indesign, Photoshop ou autres Quarkxpress, elle réalise les couvertures des ouvrages ainsi que leur mise en page.

 

Une anthologie de poésie contemporaine grecque, éditée aux Miel des Anges (photo Roxane Duboz)

Une anthologie de poésie contemporaine grecque, éditée aux Miel des Anges (photo Roxane Duboz)

Quelle place pour le marché de niche dans le secteur de l’édition ?

 

Dès le lancement, les parutions du Miel des Anges vont assez bon train. Un volume d’anthologie sort chaque printemps, ainsi que des ouvrages consacrés à un seul poète, « déjà classique en Grèce, mais que l’on ne choisit pas parmi les plus connus », précise Michel Volkovitch. Un recueil de chansons est également paru, qui sera prochainement suivi d’un autre. On prévoit aussi une collection de nouvelles, « Nouvelles fraîches », dont le premier exemplaire est programmé pour novembre 2015. En tout, cinq livres sont déjà sortis, six autres sont prévus.

Du côté des finances, le bilan est également positif. L’association est subventionnée par le centre culturel hellénique, le CNL, ainsi que par Niarchos, une fondation grecque ; faisant l’économie des frais de traduction, elle parvient à équilibrer ses dépenses et même à rémunérer le travail de graphiste de Carole. Certains poètes très peu connus cèdent facilement leurs droits, et proposent même parfois une participation financière ; d’autres fois, il s’agit de nouvellistes pour lesquels des contrats sont signés, et qui seront rémunérés de façon symbolique.

La diffusion… se passe de diffuseur. Michel Volkovitch s’est constitué seul un réseau de vingt librairies, essentiellement françaises, qui proposent ses ouvrages. Tschann notamment, libraire d’art et de littérature dans le sixième arrondissement parisien, les vend particulièrement bien. Les éditions du Miel des Anges se trouvent aussi sur Electre, base bibliographique du Cercle de la Librairie, ce qui leur vaut parfois des commandes d’autres librairies. Michel Volkovitch effectue aussi des ventes par correspondance grâce à la promotion effectuée sur son site personnel.

La communication, outre ce site internet, passe également par le site du Miel des Anges, une page Facebook, et surtout, une liste de diffusion patiemment constituée par l’éditeur au fil du temps. Ces contacts, Michel Volkovitch les a tissés au gré des invitations à divers événements littéraires, à des conférences, des émissions, des colloques… autant de lieux où l’éditeur parvient d’ailleurs souvent à vendre directement ses livres.

Et tout cela fonctionne assez bien, puisque, en moins de deux ans, le Miel des Anges a vendu environ 1200 exemplaires, dont environ 1000 en 2014, l’année du lancement de l’aventure. La petite maison d’édition espère vendre l’ensemble de son stock sur la durée, chaque nouvelle publication entraînant des ventes d’anciens titres.

 

Le bureau de travail de Michel Volkovitch, un lieu d'initiative et de création (photo M. Volkovitch - www.volkovitch.com)

Le bureau de travail de Michel Volkovitch, un lieu d’initiative et de création (photo M. Volkovitch – www.volkovitch.com)

 

Il s’agit bien d’un petit succès non négligeable, compte tenu du marché de niche que représente la poésie contemporaine grecque. Mais pour Michel Volkovitch justement, les petits secteurs hors du grand marché du livre pourraient bien être une clef pour l’avenir de l’édition. Il s’est tourné vers la poésie pour « montrer sa richesse », et vers la Grèce par « besoin de la défendre », de parler de ce « peuple traumatisé » autrement que ne le font les médias dominants. Conscient qu’il s’agit là d’un marché de niche – « et de niche de chihuahua », sourit-il – il défend l’idée que l’édition va tendre à se concentrer aux mains des géants, « animés par l’appât du gain et de la rentabilité à tout prix ». Mais, selon lui, plus ces grandes chaînes grandiront, moins elles se préoccuperont des livres à rentabilité réduite : ce qui laissera une plus large marge de manœuvre aux petits secteurs, qui trouveront toujours un lectorat de passionnés déjà constitué. « Dans le monde de l’édition, les fourmis sont aussi nécessaires que les éléphants, avec qui elles cohabitent », résume-t-il.

Michel Volkovitch, qui « par principe, veu[t] être optimiste », voit dans de petites expériences comme l’autoédition des activités possibles, « à mi-temps par exemple ». Il souligne également l’importance d’internet qui permet de réduire les coûts d’une part, et de toucher plus facilement le public de l’autre. Et il donne l’exemple d’une de ses consœurs de Montpellier qui est parvenue à vendre, seule, quatre cent exemplaires d’un recueil de nouvelles d’une auteure grecque méconnue même dans son pays natal. Il rappelle aussi que publie.net, ce fut l’occasion pour de jeunes poètes grecs de ses collections de se faire inviter dans des festivals littéraires en France. Et il salue à nouveau le rôle du CNL, qui encourage les initiatives telles que la sienne.

En écoutant parler Michel Volkovitch, la tête encore pleine de projets d’édition à venir et le cœur débordant d’amour pour la poésie grecque, on ne peut que croire à l’existence d’une sphère éditoriale riche, foisonnant de secteurs variés et d’acteurs prometteurs. Avec pour mots d’ordre la détermination et la passion.

Roxane Duboz