A l’approche des élections présidentielles françaises 2017, l’enthousiasme ne semble pas être à son comble du côté de l’opinion publique. Un désintérêt croissant se ressent et s’observe chez les Français, comme étant la conséquence évidente d’un sentiment d’exaspération mélangé à une déception profonde. Comment expliquer ce « ras-le-bol » politique ? Les Français tournent-ils complètement le dos à la politique ?

Entretien et explications de Jean Garrigues, historien français et spécialiste politique.

Désintérêt ?

Les taux de participation aux différentes élections subissent depuis plusieurs années un déclin régulier. Il semble bien que la politique française actuelle ne parvienne plus vraiment à inciter l’opinion publique à croire en elle. Ainsi, la relation de confiance entre les citoyens et le gouvernement ne tient plus réellement debout. Des personnalités politiques –ainsi que les messages qu’ils promeuvent – qui perdent de plus en plus leur crédibilité, des mandats décevants qui manquent d’action et d’avancées : tout cela ensemble, se répétant sans cesse à chaque nouvelle élection pourrait, en quelque sorte, justifier cet effondrement de l’intérêt pour la politique française. Selon Tocqueville, le « désintérêt relatif pour la chose publique » constitue une des dérives possibles de la démocratie. Elle réside alors dans « l’indifférence des individus pour la matière politique et civique », chacun ne s’occupant que de sa sphère privée. Le moment semble donc arriver en France, depuis maintenant quelques années déjà.

Photo by Mathieu Delmestre (Licence CC)

Photo by Mathieu Delmestre (Licence CC)

Les jeunes optent pour l’abstention

Un sondage IFOP de mai 2016, a évalué les intentions de vote des jeunes âgés de 18 à 25 ans à un an de la présidentielle. L’indice d’abstention est alors de 52 contre 48 pour la participation ; environ un jeune sur deux compte voter aux prochaines élections. Le désintérêt politique se manifeste donc particulièrement chez les jeunes. En effet, lorsqu’on cherche à connaître les raisons d’une telle abstention, on découvre une majorité de jeunes qui veulent en réalité « manifester leur mécontentement à l’égard des partis politiques » (34%), mais aussi d’autres qui disent s’abstenir car « aucun candidat ne représente ses idées ». Vient ensuite l’argument d’une élection qui ne « changera rien à leur situation » ou encore celui d’une politique qui « ne les intéresse pas ». Les jeunes français, futurs acteurs légitimes de la vie politique ne semblent pas tenir leur « rôle » très à cœur.

Par Kvardek du (Travail personnel) [CC BY-SA 4.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)], via Wikimedia Commons

Par Kvardek du (Travail personnel) [CC BY-SA 4.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)], via Wikimedia Commons

Mais devons nous réellement parler de désintérêt ? Le constat d’une augmentation des taux d’abstention aux dernières élections, n’est-il pas, plutôt que la traduction d’un apolitisme croissant, un message que les français essaient de faire passer. Ainsi, les abstentionnistes français, en décidant de ne pas voter, chercheraient à montrer leur désaccord avec les personnalités politiques se présentant –offre politique ne leur convenant plus. L’abstention est alors à considérer comme une forme « d’action politique », et il serait inexact de la penser en tant que simple désintérêt de l’opinion. Cependant, il ne faut pas non plus démettre l’idée selon laquelle les français se désintéresseraient de la politique puisque ce fait est bel et bien réel. Les Français n’ont plus confiance en la politique. Des promesses non tenues, des scandales qui décrédibilisent totalement les personnalités politiques, de plus en plus d’entre eux accusés, par la même, de corruption: on a là tous les ingrédients pour une crise réelle et profonde.

Faut-il parler d’un désintérêt de la politique ? Ou plutôt d’une crise de confiance ?

J. Garrigues : « Le désintérêt vient de la crise de confiance. On est dans un moment historique où la crise de confiance n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Dans toute l’histoire démocratique de la France, depuis le XIXe siècle, il y a toujours eu des phénomènes d’antiparlementarisme, de rejet de la politique, notamment pendant l’entre-deux guerres par exemple. Mais, on est, sous la Ve République, à un niveau où les taux de participation aux élections législatives ou élections partielles sont si faibles qu’ils indiquent un véritable divorce des français avec la politique et avec tous les acteurs de la politique (acteurs institutionnels, syndicaux, partisans). »

A quoi doit-on cette crise de confiance?

J. Garrigues: « On observe une très grande déception qui vient notamment sur le « relatif court terme », qui provient de ce qui s’est passé depuis dix ans. Il y a eu fin 2007 une campagne présidentielle qui a été marquée par l’illusion d’une régénération politique, autour de Nicolas Sarkozy d’un côté, autour de Ségolène Royal de l’autre. Cette illusion a été déçue pour les français par l’échec de Nicolas Sarkozy, puis par l’échec de François Hollande. L’alternance droite-gauche a conduit à une impasse (qui a notamment permis au Front National et à Marine Le Pen de monter de manière spectaculaire depuis cinq ans –passe le seuil des 20% et en arrivant autour de 30% aux intentions de vote à l’élection présidentielle -) Mais cela traduit, avant tout un divorce profond et la nécessité d’une régénération. »

La politique ne fonctionne plus, en tout cas, pas comme elle le voudrait. Ainsi, si on compare la politique d’aujourd’hui à la politique des débuts de la Ve République, on observe des évolutions certaines. Si on remonte encore plus loin, c’est à dire à une politique française démocratique naissante : celle de la IIIe République, on voit par la même des différences majeures avec la politique actuelle.

Comment expliquer un désintérêt qui apparaît si présent aujourd’hui ?

J. Garrigues: « Aujourd’hui, on est dans une démocratie d’opinion où les indicateurs sont quasi permanents ; sondages, médias, réseaux sociaux. Ceux-ci permettent de se faire une idée, presque au jour le jour, de l’état de l’opinion et du discrédit des responsables politiques par rapport à cette opinion. Sous la IIIe République, la mesure de l’opinion se faisait uniquement au moment des élections législatives. Le président de la République était, en effet, élu par les Assemblées : il n’était donc pas le reflet de cette opinion mais d’une majorité parlementaire. Ainsi, il est très difficile d’avoir un écho aussi précis qu’aujourd’hui, et cela explique aussi le fait que les phénomènes de rejet que nous connaissons aujourd’hui apparaissent très amplifiés par rapport à ce qu’ils étaient sous la IIIe République. De ce fait le désintérêt s’exprimait à l’époque de manière beaucoup plus diffuse et ponctuelle qu’aujourd’hui. »

Des dysfonctionnements politiques certains

Bien qu’on observe depuis quelques temps, de nouveaux rapports à la politique se former, avec notamment la banalisation de nouveaux moyens d’action politique (Faire grève, occuper des locaux, bloquer la circulation, etc.), force est de constater qu’une « voix » tente de se faire entendre au milieu de toutes ces actions ; celle de la contestation. Tous ces modes de participation qu’entreprennent les citoyens révèlent en réalité des dysfonctionnements politiques profonds.

L’hémicycle de l’Assemblée Nationale – Photo via le site de l’Assemblée Nationale

Quels sont les dysfonctionnements de la politique actuelle, en France ?

J. Garrigues explique: « Un des problèmes essentiel concerne les institutions de la Ve République. Celles-ci ont été construites, fabriquées à la mesure d’un personnage qui était le Général de Gaulle. Personnage dont la légitimité historique lui permettait d’exercer une sorte d’autorité à la fois morale et politique incontestée et incontestable. Une certaine ambigüité crée là un déséquilibre dans le fonctionnement des institutions de la Ve République, qui donnent des pouvoirs sans doute excessifs au Président de la République et qui font du Premier Ministre un exécutant de la politique du Président. Ce déséquilibre institutionnel est en contradiction avec ce besoin croissant de démocratie participative, de démocratie horizontale c’est à dire de dialogues, de discussions. On a donc une sur présidentialisation du régime alors que les Français réclament beaucoup plus de dialogue ou plus d’horizontalité. »

J. Garrigues: « Le problème vient du fait que tout soit construit autour du pouvoir présidentiel. En effet, celui-ci s’exprime tous les cinq ans au moment de la campagne présidentielle car on aboutit bien souvent à un phénomène de l’Homme providentiel autour d’un candidat qui bénéficie pendant la campagne d’une dynamique collective, qui parfois se rapproche d’une sorte d’idolâtrie. Puis aussitôt après, dès que les premiers résultats de sa politique se font sentir, il est soumis à un rejet absolu. »

La solution ; un changement radical ?

La politique semble devoir opérer certains changements, et surtout éliminer les défauts qui lui sont reprochés. Cependant, ces changements doivent-ils être radicaux? Par où faut-il commencer, et surtout, vers où faut-il aller pour solutionner ces dysfonctionnements ? L’angle à adopter semble, en effet, difficile à déterminer et la multiplicité de projets que proposent aujourd’hui nos candidats en est évidemment la preuve. Faut-il, comme le propose notamment Jean Luc Mélenchon aller vers un régime parlementaire ? Et ainsi aller vers un régime où le Président de la République n’a pratiquement aucun rôle sinon un rôle symbolique, honorifique comme dans des pays tels que l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne ou les Pays-Bas. Faut-il aller vers un système à l’Américaine ? Un système où le Président garde un rôle très important mais n’a aucun pouvoir de dissolution sur l’Assemblée Nationale – comme c’est le cas en France – , c’est à dire une séparation stricte des pouvoirs. Faut-il simplement revenir à l’esprit initial des institutions de la Ve République où le Premier Ministre doit diriger le gouvernement et exécuter la politique de la Nation, avec un Président de la République plus en retrait ? Faut-il, d’après Bruno Lemaire, revenir au septennat qui permet de découpler les élections présidentielles des élections législatives et qui donc donne plus d’autonomie au Parlement ? De nombreux projets sont actuellement en cours et ont bien pour objectif une certaine régénération de la politique française et de ses institutions.

Des citoyens français lors d'une réunion publique - Photo by Marc Gricourt Municipales (Licence CC)

Des citoyens français lors d’une réunion publique – Photo by Marc Gricourt Municipales (Licence CC)

La réalisation de ces projets pourrait-elle permettre un retour de la politique dans le coeur des Français ?

J. Garrigues : « On voit bien que ce retour se fait aussi à l’extérieur des canaux traditionnels de la politique notamment comme l’ont exprimé tous ces mouvements tels que les « Nuits debout », les « Mouvements citoyens », les « Primaires.org » qui essaient de désigner des candidats non pas issus du monde politique mais de la société civile. Et même le mouvement « En marche » d’Emmanuel Macron a choisi une méthodologie très différente des partis traditionnels. Il y a actuellement une sorte d’effervescence de projets constitutionnels ou de projets de renouveau démocratique qui sont assez encourageants. »

Une crise qui avance ?

J. Garrigues : « Comme toujours les crises font dénouer un certain nombre de blocages, que ce soit dans la clarification des deux gauches (gauche idéaliste de l’utopie et du rêve, gauche pragmatique de gestion), que ce soit dans la recomposition institutionnelle, que ce soit dans les nouvelles formes de la démocratie. La crise fait avancer les choses. Un exemple d’actualité ; le scandale du Penélope Gate sur l’indemnité de collaboration parlementaire de Madame Fillon va vraisemblablement conduire à ce qu’il soit interdit en France d’embaucher un collaborateur parlementaire dans sa famille. Cela restait une exception française puisque c’est interdit en Allemagne, aux Etats-Unis, au Parlement Européen. On voit alors que la crise, à une moindre échelle, c’est à dire l’Affaire Fillon va sans doute déboucher sur cette interdiction. Les crises sont aussi des moyens d’opérer une sorte de thérapie d’un système politique.»