Jeudi 13 novembre, les critiques sur les conclusions du rapport Garcia – qui devait déterminer si des fraudes avaient été constatées lors de l’attribution des Mondiaux 2018 et 2022 à la Russie et au Qatar – ont créé une polémique de plus à propos des liens obscurs entre les institutions sportives mondiales et les états antidémocratiques. 

Dans son livre CIO, FIFA : le sport mortifère, Patrick Vassort dénonce cette « connivence entre les grandes institutions sportives internationales et les régimes liberticides ». Dans cet ouvrage coécrit avec Simon Maillard, il y décrit le sport comme « modèle absurde de notre société. ». Entretien avec ce chercheur en Sciences sociales qui prône une critique radicale du sport.

CIO, FIFA : le sport mortifère

ParlonsInfo : Entre la crise ukrainienne et les manifestations sociales au Brésil, quel bilan faire de cette année sportive mouvementée et critiquée ?

Patrick Vassort : La critique a été au contraire très marginale. Écologiquement et humainement, les JO ont été un désastre. Poutine s’est attaqué à une réserve naturelle, il a fait de cette région une poubelle. (NDLR : environ cinq millions de tonnes de déchets liés à la construction des infrastructures auraient été produits dans une région qui n’accueille pas de décharge légale.)

Les migrants sans-papiers qui ont travaillé sur les chantiers ont été raccompagnés à la frontière sans être payés. Économiquement aussi, cet événement a été détestable. Poutine s’est servi des JO pour mettre sous pression ses opposants. Il a obtenu des grands contrats pour les patrons proches du pouvoir, dans le gaz, le pétrole, le BTP. C’est aussi lors des JO de Sotchi que la situation a dégénéré en Ukraine. Aucun Etat, aucun homme politique n’a réagi au conflit. Même les Ukrainiens ont continué ces Jeux. Avec le sport, nous sommes face à un opium d’une puissance incroyable. Poutine n’a subi que peu de pressions. Les sanctions occidentales ont été ridicules au vu de ce qu’il souhaitait, à savoir récupérer la Crimée et l’Est de l’Ukraine.

Au Brésil, les manifestations visaient à dénoncer la situation sociale, économique, politique, alors que des dépenses faramineuses ont été réalisées, pour la Coupe du Monde et les Jeux Olympiques de Rio en 2016. La population n’a pas été entendue. Il y a eu des morts dans les manifestations, mais rien n’a changé. La Coupe du Monde et les JO ont accéléré le processus d’appropriation des terres. A Rio, les habitants des favelas sur les hauteurs sont expropriés par le pouvoir et pour les promoteurs qui souhaitent installer des immeubles de standing. En France et ailleurs, nous avons fait comme si de rien n’était. Droit à l’éducation, à la santé, au transport : plus personne ne s’y est intéressé. La Coupe du Monde et les JO sont terribles pour cette raison.

 

« Un moindre niveau de démocratie est parfois préférable pour organiser une Coupe du Monde » (Jérôme Valcke, Secrétaire Général de la FIFA, le 25 avril 2013) : au regard des soupçons soulevés par le rapport Garcia, comment expliquer cette connivence entre les institutions sportives et les régimes antidémocratiques ?

(NDLR : Entre 2008 et 2022, les instances sportives ont attribué des grandes compétitions à quatre des puissances les plus corrompues de la planète.)

Pour une raison philosophique et historique. Les régimes fascistes, nazis, totalitaires ont toujours défendu une forme de pureté corporelle, ce que le sport apporte. Tout comme ces régimes ont tenté d’expliquer objectivement les différences entre les hommes, le sport mesure également les différences et hiérarchise.

De même, le sport et ces régimes se retrouvent dans une lutte contre la culture. La culture permet la critique et le conflit. La démocratie est le conflit. Le fait de savoir permet de s’opposer. Or, quand on valorise le corps, dans le même temps, on brûle les livres. C’est ce qu’a fait le régime nazi. Cette lutte contre la culture est un point essentiel dans la construction des intérêts communs entre le sport et les régimes antidémocratiques.

Aujourd’hui, Poutine développe aussi ce culte du corps. Les institutions sportives s’y reconnaissent et ont l’assurance, comme le dit J.Valcke, qu’il n’y aura pas d’opposition. C’est pour cela que l’on décide d’aller vers des pays où l’ordre s’impose : Pékin, l’Afrique du Sud, le Brésil, la Russie et le Qatar en sont des exemples.

Vladimir Poutine lors d'un match de Hockey sur glace

Vladimir Poutine lors d’un match de hockey sur glace (Image : Jedimenta44 / Licence CC)

Vous paraphrasez le journaliste Andrew Jennings qui s’est intéressé au dysfonctionnement des institutions sportives et parle du sport comme « bélier du capitalisme ».

En effet, le sport est une compétition névrotique, car elle n’a d’autre but que de créer de la compétition. Toute autre compétition dans le capitalisme utilise la compétition en vue d’une production. Or le sport ne produit rien. Il n’est que le modèle idéal de la compétition. C’est ce que cherche à produire partout le capitalisme. Le sport tente de défendre cette vision du monde où le plus fort gagne. En tant que tel, il est un des piliers du capitalisme.

Prenons l’exemple de l’Euro 2016. Il y a appropriation des richesses publiques à travers les PPP (partenariats Public-Privé). La construction et la rénovation des stades reviendront à plus de deux milliards d’euros. Comme toutes les compétitions, l’Euro coûtera au public et rapportera au privé. Tous les produits dérivés reviendront par exemple à l’UEFA. Au moment où l’on parle du trou des finances publiques, celles-ci servent à enrichir des institutions privées, qui n’apportent rien au bien-être des gens.

 

Vous dénoncez les « apologistes du monde sportif » qui prétendent que les Jeux Olympiques  et la Coupe du Monde permettent le développement de la démocratie et laissent entrevoir la possibilité d’une vie meilleure.

L’idéologie sportive est dominante et l’on pense que le sport serait facteur du développement du bien-être de la société. Or, quelques mois après les JO de Pékin, un ressortissant britannique a été exécuté parce qu’il était en possession de produits psychotropes. A aucun moment le totalitarisme politique n’a reculé. Pire, Pékin s’est senti renforcé lorsqu’il a vu qu’il ne pouvait être critiqué. A partir du moment où le régime chinois a réussi à faire taire toutes les oppositions de par le monde, sur les Ouïghours, les Tibétains ou les problèmes sociaux, il a su qu’il était devenu un pouvoir dominant. Lors du passage de la flamme olympique en France, ce sont les services secrets chinois qui assuraient la sécurité. Pendant un certain temps, le droit français a donc été suspendu au bénéfice de la volonté chinoise. Ce genre de situation, le sport permet de le faire.

 

Vous critiquez Valérie Fourneyron, ancienne ministre des sports, qui a expliqué à Sotchi que « les JO ne sont ni une tribune, ni un espace pour régler les différends diplomatiques. » Le sport ne peut-il pas être apolitique ?

Je pense que ceux qui disent cela ne le pensent pas réellement. Cela sert l’ensemble des pouvoirs de le faire croire.

De plus, les individus n’osent pas manifester, notamment les athlètes. Les sportifs ukrainiens se sont préparés pendant des années pour participer aux JO. Il est impensable qu’ils les boycottent.

Il y a aussi une dimension collective. Les sportifs pensent aujourd’hui être des héros nationaux. Après la qualification des Bleus pour la Coupe du Monde, les déclarations des joueurs français étaient incroyables… Le bonheur ne tient pas à un match de foot. Dans une société de plus en plus sportivisée, seul semble compter le sport.

 

Vous parlez du sport comme un « modèle absurde de notre société », représentant « ce qu’il y a de plus détestable ». N’est-ce pas négliger la dimension culturelle, du spectacle dans le sport, de même que les valeurs d’émancipation par le sport ?

Guy Debord explique que le spectacle permet de détourner les individus de leurs propres intérêts. Le mot divertir vient du latin divertere, détourner.

De plus, l’activité sportive est une activité compétitive. Les individus se donnent corps et âme, ils ne peuvent penser à autre chose que leur réussite et sont prêts à tout pour l’obtenir. Il faut toujours faire partie des meilleurs, que ce soit dans le sport amateur ou professionnel. L’idée n’est pas de faire cohésion dans les sports collectifs comme on veut le faire croire. Dans le sport, seule la performance compte, comme dans le capitalisme. Peut-on imaginer un instant qu’un finaliste de 100m aux JO pourrait ne pas être dopé ? Les records se sont améliorés alors que, dans les années de plomb,on sait désormais que les athlètes prenaient énormément de produits dopants.

Sepp Blatter, actuel président de la FIFA

Sepp Blatter, actuel président de la FIFA (Image : thesportreview.com / Licence CC)

 

Selon Der Spiegel, Sepp Blatter aurait affirmé récemment que le mondial 2022 «n’aurait pas lieu au Qatar ». Ces propos ont aujourd’hui été démentis officiellement. Alors que vous militez pour le boycott de ces manifestations sportives (Patrick Vassort est à l’origine d’une pétition contre l’Euro 2016), pensez-vous qu’une prise de conscience générale face au projet qatari considéré comme absurde humainement et écologiquement est possible ?

Le Mondial au Qatar coûtera 40 milliards d’euros, qui vont être affectés à un certain nombre d’entreprises européennes. On ne peut imaginer le soutien d’un boycott par des États. On sait qu’il devrait y avoir des milliers de morts sur les chantiers. Est-ce que cela fait réagir ? On en parle comme on parle des problèmes de droits de l’homme, des travailleurs qui n’ont plus leurs papiers. Cela n’empêche pas les Qataris d’acheter le PSG, d’injecter beaucoup d’argent dans le sport avec la bénédiction des institutions sportives et des États.

Les projets incohérents sont pourtant nombreux. Pour l’Euro 2016, il n’est pas normal de demander aux collectivités territoriales deux milliards d’euros alors qu’elles sont exsangues. Cela pourra causer plus tard d’autres problèmes, que ce soit dans la culture, l’éducation ou la santé.

 Propos recueillis par Nathan Gallo

Patrick Vassort est maître de conférences à l’Université de Caen et enseignant-chercheur. Il codirige la revue de sciences humaines Illusio à travers laquelle il veut apporter une approche analytique et conceptuelle du le sport. Avec ses collaborateurs, il tente de développer une critique radicale.

CIO, FIFA : le sport mortifère. Éditions Au bord de l’eau, collection Altérité critique Poch’.