Le problème des tensions raciales entre la police et la population aux États-Unis est réel et concret, depuis un bon nombre d’années. Les Afro-américains sont devenus les victimes majeures de la police et ce phénomène scandalise un peu plus chaque jour l’ensemble de la population. Comment expliquer une telle situation? Nous nous attarderons sur la question, notamment grâce aux explications de Nicolas Martin-Breteau, historien des États-Unis, spécialiste d’histoire africaine-américaine, maître de conférence à l’université de Lille.

Pourquoi, demeure-t-il, encore aujourd’hui un racisme virulent aux États-Unis malgré toutes les “avancées” qu’ils ont pu connaître concernant les droits civiques Afro-américains? Peut-on parler de hausse du racisme ?

Nicolas Martin-Breteau  explique: « Il est difficile d’évaluer précisément la hausse ou la baisse du racisme. Ce qui est certain c’est que le racisme n’a jamais disparu de la société américaine. Il a, au cours des cinquante dernières années, changé de forme. Avant les années 1950-1960, on pouvait publiquement se dire raciste et tenir des propos racistes, y compris lorsqu’on était homme politique, pasteur, voire enseignant. Aujourd’hui c’est impossible. Le racisme s’exprime par d’autres canaux. Certains discours politiques fonctionnent comme des discours racistes sans néanmoins parler explicitement de race. Quand on dit par exemple « On paye trop d’impôts! », « On doit réduire la taille de l’État, des services publics, etc. » cela signifie souvent « Les noirs vivent à nos crochets!« , c’est-à-dire aux crochets des blancs. Plus généralement, depuis la première élection de Barack Obama en 2008, on a clairement assisté à un développement des « groupes de haine » (hate groups) aux États-Unis: groupes néo-nazis, skinheads, nationalistes, KKK, etc. »

Des tensions grandissantes

D’après The Guardian, la police américaine aurait tué au moins 194 personnes Noires depuis le début de l’année 2016. Le journal britannique a, en effet, créé depuis peu, un site qui recense le nombre de personnes tuées par les forces de l’ordre américaines: The Counted.

Une carte interactive permet d’identifier le nombre de morts par âge, par état, par sexe ou par origine ethnique. Cette carte dynamique et interactive a permis au Guardian de constater que le nombre des victimes, noires et non armées, était deux fois supérieur à celui des individus blancs également sans armes.

Manifestation après la mort de Keith Lamont Scott à Charlotte - by Phil (Flickr) Copyright

Manifestation après la mort de Keith Lamont Scott à Charlotte – by Phil (Flickr) Copyright

Déjà en 1991, Rodney King un homme afro-américain avait été passé à tabac par quatre policiers, car celui-ci avait refusé d’obtempérer lors d’un arrêt pour “excès de vitesse”. Depuis, les cas ne cessent de se multiplier. Michael Brown à Ferguson, âgé de 18 ans lors des faits, ou encore Eric Garner à New York, et plus récemment Keith Lamont Scott à Charlotte – affaire qui a, de nouveau, choqué avec la diffusion de la vidéo prise par sa compagne lors des faits.

Les poursuites contre les policiers blancs responsables ayant à chaque fois été abandonnées ont entraîné indignation et manifestations de la part de la population.

Après la mort de Keith Lamont Scott, le 20 septembre dernier à Charlotte en Caroline du Nord, de violentes émeutes éclatèrent dans la ville, opposant la population aux forces de l’ordre. Un des manifestants fut très grièvement blessé par balles ainsi qu’un policier, blessé par un jet de pierres. Les manifestants en sont même allés jusqu’à bloquer une autoroute.

Un phénomène explicable

Les États-Unis ont un passé esclavagiste et marqué par la ségrégation. Pendant des années, les Noirs ont subi des discriminations et des exclusions dans les lieux publics notamment, mais aussi dans l’éducation, en raison des lois ségrégationnistes instaurées en 1876 (lois Jim Crow). Il faut alors attendre 1964, soit près d’un siècle, l’adoption par le président Lyndon Johnson de la loi sur les droits civiques (Civil Rights Act) pour que toute forme de ségrégation soit interdite dans les lieux publics.

Cependant, les mentalités n’évoluent pas au même rythme que les lois dans certains endroits. Un an plus tard éclatent des émeutes dans le quartier de Watts, à Los Angeles, suite à l’arrestation d’un jeune noir, Marquette Frye, lors d’un contrôle routier.

La couverture du magazine "Life" du 27 août 1965 représentant les émeutes de Watts. - Photo by LIFE

La couverture du magazine « Life » du 27 août 1965 représentant les émeutes de Watts. – Photo by LIFE

La fin de cette époque ségrégationniste marque paradoxalement le début de ces bavures policières envers les Noirs. Force est de constater qu’aujourd’hui encore, ce problème subsiste. Ce passé laisse des traces dans certains esprits et favorise alors des violences envers la communauté Afro-américaine. Povi Tamu Bryant, organisatrice du mouvement Black Lives Matter à Los Angeles affirme alors: « Le système qui existe aujourd’hui et dans lequel le peuple noir a vécu pendant des siècles aux États-Unis porte dans ses racines et dans son être la dévalorisation de la vie des Noirs ».

D’après Nicolas Martin-Breteau, « la situation raciale aux États-Unis est « tendue » depuis des siècles. Le pays s’est historiquement construit sur la mise en esclavage et le travail forcé de millions d’Africains-Américains, puis sur la ségrégation raciale et l’exploitation économique de leurs descendants à la suite de la guerre de Sécession (1861-1865) et l’abolition de l’esclavage (1865). La situation actuelle n’est donc pas nouvelle. Même au moment du Mouvement des droits civiques dans les années 1950 et 1960, qui vit les plus notables avancées en matière raciale depuis la guerre de Sécession, la situation était tendue. Les signatures du Civil Rights Act en 1964 qui interdisait toute discrimination légale (…) ont été accomplies dans une situation de quasi guerre civile raciale faite de soulèvements urbains massifs et de répression policière brutale. »

Malgré ces lois qui mettent fin à la Ségrégation, on constate tout de même que les inégalités et discriminations concernant la communauté afro-américaine sont loin d’avoir disparu.
Est-il légitime de relier le phénomène actuel avec le passé ségrégationniste des États-Unis ?
Nicolas Martin-Breteau: « La ségrégation aux États-Unis n’est pas un phénomène du passé. C’est une réalité du présent. Bien sûr, la ségrégation raciale n’est plus légale aujourd’hui. (…) Mais la ségrégation de fait constitue une réalité fondamentale de la société américaine aujourd’hui. Les quartiers des villes américaines sont largement structurés par la ségrégation raciale. Les blancs vivent pour leur immense majorité dans des quartiers blancs, les noirs notamment pauvres étant relégués dans des quartiers racialement homogènes dégradés, coupés des sources d’emploi et des services publics. Autrement dit, le phénomène actuel est une conséquence lointaine de la ségrégation raciale, qui est directement responsable de la pauvreté d’une grande partie de la population africaine-américaine. »

 

Au point mort?

Ces affaires qui se multiplient, nous en entendons parler tous les jours. Quelques heures suffisent à chaque fois pour que celles-ci animent violemment les réseaux sociaux et animent surtout les rues des États Unis. Seulement, cette diffusion des violences policières sur les réseaux sociaux n’ont pas l’effet escompté. Au lieu d’avertir l’opinion publique et d’apaiser les tensions, elles ne font qu’empirer une situation déjà alarmante.

Comment expliquer une situation qui est aujourd’hui bloquée?

Nicolas Martin-Breteau: “Aujourd’hui, la question raciale est particulièrement vive car les classes populaires africaines-américaines ont, plus que les autres catégories de la population américaine, été très durement touchées par la crise économique et financière débutée en 2008.(…) Un seul chiffre à ce propos: la moitié du patrimoine global des ménages africains-américains a disparu avec la crise de 2008. La publication en ligne de dizaines de vidéos montrant crûment la mise à mort de personnes noires non armées par la police a mis le feu aux poudres. Je tiens à préciser que pour la plupart des Africains-Américains, il ne s’agit pas de « manifestations qui dégénèrent » mais de soulèvements populaires, ni de « bavures policières » mais du résultat d’une politique répressive coordonnée par l’État américain pour garder « à leur place » les habitants des quartiers pauvres.

 Une lueur d’espoir

On assiste tout de même depuis quelques années à une forme de contestation plus globale. Depuis 2013, Black Lives Matter est devenue la nouvelle voix des Noirs aux États-Unis. Mouvement militant actif qui prend justement de l’ampleur en même temps que les décès se multiplient. Il apparait alors, selon Nicolas Martin-Breteau « dans un contexte économiquement et politiquement très troublé » et hérite des mouvements Occupy (dont Occupy Wall Street en 2011-1012). Il a été créé par trois femmes afro-américaines: Alicia Garza, Patrice Cullors et Opal Tometi. Le slogan Black Lives Matter (en français “Les vies Noires comptent”) apparaît d’abord sous la forme d’un hashtag sur twitter “#BlackLivesMatter”. Il se transforme un an plus tard en mouvement, lorsqu’un jeune afro-américain de 18 ans, Michael Brown est tué le 9 août 2014.
Photo by Barry Yanowitz ©

Black Lives Matter dans les rues de NYC – Photo by Barry Yanowitz ©

This stops today - Photo by Barry Yanowitz ©

This stops today – Photo by Barry Yanowitz ©

L’effervescence de Black Lives Matter intègre de plus en plus de monde. Il n’est plus uniquement un mouvement des Noirs mais rassemble toutes les personnes qui s’affligent du problème. Par ailleurs, le phénomène concerne de plus en plus des célébrités comme Alicia Keys, notamment, qui a créé un mouvement: le “We are here” rassemblant de nombreuses personnalités du monde de la musique, du cinéma, etc.

En quoi le mouvement Black Lives Matter se distingue-t-il d’autres mouvements militants ? Représente-t-il une réelle lueur d’espoir pour la communauté afro-américaine?

Nicolas Martin-Breteau: « Traditionnellement, les mouvements politiques noirs américains ont été fondés sur le travail des Églises noires portées par des leaders religieux charismatiques comme Martin Luther King. Aujourd’hui, les Églises sont en retrait. Cela est dû au rajeunissement des militants, moins pratiquants que leurs aînés (…). La modernité du mouvement tient également à son mode de communication (internet et réseaux sociaux). Seul l’avenir pourra dire si Black Lives Matter aura pu changer pour le mieux la société américaine. Si des indices probants pointent clairement dans ce sens, d’autres montrent que le mouvement radicalise l’opposition de la droite et de l’extrême droite américaine. Le mot d’ordre « All Lives Matter » est une façon de dire — contre la réalité des faits — que les problèmes des Noirs ne sont pas plus graves que ceux des blancs, voire que ce serait les blancs qui seraient victimes de discrimination raciale. »

Face à cette situation apparemment bloquée depuis trop longtemps déjà, on ne peut s’empêcher de se demander: Comment sortir de cette impasse ?

Nicolas Martin-Breteau: « A quelques jours de l’élection présidentielle (ndlr : l’entretien s’est déroulé avant le jour de l’élection), il est clair que la situation raciale dans le pays est largement tributaire de la politique qui sera impulsée par celui ou celle qui sera élue. Nous en saurons davantage au début de l’année 2017. En tout cas, des dossiers très concrets sont en attente: la réforme du système judiciaire et carcéral qui emprisonne de façon disproportionné les Africains-Américains, la réforme des forces de police dont la violence cible de façon disproportionnée les minorités raciales, l’éducation et l’emploi des minorités, la question du salaire minimum, le dossier de la protection sociale à pérenniser (Obamacare), etc. En tout état de cause, la situation raciale dans le pays ne sera « débloquée » que par le biais de réformes structurelles. Les premiers mois de la prochaine présidence montreront le visage des relations raciales pour les prochaines années.« 

Rachel Rodrigues