Dimanche 27 octobre 2013, « Le Prince noir du Rock » s’en est allé… loin du scandale, du jeu et des foules…

Lou Reed avait été hospitalisé à Cleveland pour une greffe du foie en août dernier et « il pensait être reparti pour 15 ans, heureux et fier, prêt pour une prochaine tournée » nous dit Philippe Manœuvre. « Et puis voilà, la greffe n’a pas pris ». Lou a su la veille de sa mort qu’il n’y aurait pas d’issue. Le médecin-chirurgien le laisse choisir. Cleveland ou New York. Il choisit N-Y… de toute évidence.

Lou Reed - DR / Philippe Manoeuvre - © Camille L'hermite

Lou Reed – DR / Philippe Manoeuvre – © Camille L’hermite

Philippe Manœuvre nous accorde une interview quelques jours plus tard, le 31 octobre 2013 à Paris. Par quelques questions, l’enjeu est de saisir ce qu’a été celui que l’on nomme « l’immuable poète de New-York ». Comprendre aussi ce que représente l’héritage du Rock pour les nouvelles générations, et dans l’évolution de La scène Rock européenne.

Lui, « l’animal du Rock »

Parlons Info : Quel rôle a endossé Lou Reed pour la génération d’adolescents – dont vous faisiez partie – entre la fin des années 60 et le début des années 80 ?

Philippe Manœuvre : Pour ma génération, un certain nombre d’artistes nous semblait correspondre à une mentalité nouvelle. Lou Reed en faisait partie. Nous le considérions comme le leader.

PI : Lou Reed incarnait aussi une façon d’être. Que recherchiez vous à travers lui ?

PM : A partir de 1973, Lou Reed est devenu le modèle masculin de référence, parce qu’il développait une musique plus forte que les autres, par la puissance de ses chansons, ainsi que toute son histoire, son image et le look qu’il avait adopté : blue-jeans, tee-shirt noir, lunettes miroir… Les gens de ma génération se sont dit : « Voilà, notre génération, c’est exactement lui » parce qu’il écrivait les meilleures chansons, il donnait les meilleures interprétations du monde dans lequel nous vivions. Mais tout ça, ce n’est pas lui qui l’a décidé ; on ne se dit pas un matin : « Ok, je vais être le modèle d’une génération… »

PI : Dans une interview de 1973, il dit quand même : « Je me suis toujours considéré comme génial et grand ».

PM : Il avait raison de tenir ces propos. Dans ce métier, si vous ne le pensez pas vous même, pourquoi voulez vous que les gens le pensent de vous ? Au départ, monter sur les planches demande une certaine dose de folie, plein de choses que nous n’avons pas. Lou Reed savait qu’il était un grand personnage, c’est pour ça qu’il pouvait repousser les murs dans certaines interviews.

PI : Alors Lou Reed, rockeur intello ?

PM : C’était quelqu’un de suprêmement intelligent. Il avait été longtemps dans l’ombre d’Andy Warhol, ce qui lui a permit d’avoir deux longueurs d’avance sur le reste de la Pop. C’est ça le truc ! C’est à dire que Lou Reed s’était retrouvé à La Factory d’Andy Warhol avec son groupe ! Et il a entendu Warhol. Il l’a vu penser, vivre, et sans doute qu’une aventure amoureuse s’est nouée avec lui.
Lou Reed avait – comme les gens qui avaient connu Jean Cocteau le disaient – deux longueurs d’avance. Et Warhol lui avait donné le goût d’une certaine fulgurance.

PI : Vous disiez dans une interview pour LCI que Lou Reed était « Le Gainsbourg américain »…

PM : Oui, il y avait beaucoup de ressemblances. « I wanna be black » sur l’album Street Hassle, de Lou Reed (1978) et « Mickey Maousse » de Gainsbourg, sur l’album Mauvaises Nouvelles des étoiles (1981), c’est la même chose. L’un comme l’autre, ils étaient des provocateurs.

Le disque The Raven (2003) de Lou Reed, en hommage à Edgar Poe, est exactement ce que prévoyait de faire Gainsbourg. Et pour L’homme à la tête de chou, le secret de la création était le suivant : Il y a des maîtres, et des oeuvres fondamentales : Homère, les romans du Graal, les oeuvres d’Edgar Allan Poe… Il suffit de lire les maîtres et d’adapter ces chefs-d’oeuvre à l’époque actuelle. Parce que les fondamentaux ne changent pas. Donc c’était ça la clé, et Lou Reed faisait pareil. Quand il dit : « Je vais adapter « Le corbeau » d’Edgar Poe », c’est un prétexte pour glisser son métal, et tirer l’oeuvre au plus haut.

Mouvement de jeunesse

PI : Pour votre génération, Lou Reed était incontournable. Aujourd’hui, il n’a plus spécifiquement de rôle, mais s’ancre comme une icône du Rock pour la Nouvelle génération…

PM : Oui, Lou Reed est devenu une icône. Il va falloir qu’un jour ou l’autre le Rock constate sa situation réelle.

PI : Quelle est-elle ?

PM : Toutes les stars du Rock ont plus de 60 ans ! Donc ça me paraît difficile de baser un mouvement de jeunesse sur ce constat. Le Rock l’était dans les années 60-70, et aujourd’hui Lou Reed, comme David Bowie, Mick Jagger, Jimmy Page.. ce sont les grands anciens. Ils sont adulés, adorés, au delà de tout…Ils ont été choisis par une génération.

PI : Parce que ces identités fortes reflétaient aussi un certain nombre de traumatismes, lié à un contexte social et politique en pleine mutation ?

PM : A ce moment-là, le Rock pouvait être le fer de lance d’une révolution des esprits. Il pouvait balayer la variété, dégager tout ce qui était affreux ou abominable. La Liberté, le Bonheur, la Route, la Musique… Nous avions obtenu ça de la réalité. Il y avait une explosion créative.. Parce qu’à l’intérieur du Rock, l’aspect : « Moi je vais faire plus fort, plus de bruit et trouver une formule sonique imparable ! » prédominait. The Stooges n’étaient pas là pour faire copains avec The Rolling Stones, ils voulaient prendre leur place. S’étaient des « coqs de combat ». Certains jouaient plus fort, d’autres plus vite… Il y avait une fédération autour de la guitare et de l’amplification qui s’est arrêté.

A un moment, le marketing est arrivé en disant : « attendez, c’est beaucoup d’argent, vous êtes sûrs… ». La culture de l’outrage a été remplacé par la culture du demi-outrage. Et le dernier mouvement libérateur, c’était le Punk, et les punks adoraient Lou Reed. Pour eux, il était le « Godfather de New-York ».

Le Rock aujourd’hui ?

PI : Pensez-vous que la censure actuelle, imposée par les maisons de disques amène les musiciens à moins oser ?

PM : Dans chaque maison de disques, il y a un service juridique. Dans les années 60-70, ça n’existait pas. L’avocat était sollicité dans le seul cadre d’un procès. Et aujourd’hui, au coeur de notre système, les services juridiques bloquent. On n’en parle pas parce qu’ils sont invisibles, mais depuis 10 ans on voit arriver un modèle d’édition un peu rance. Tout ce qui serait nouveau est perçu comme «  dangereux » juridiquement.

PI : Le domaine musical est soumis à une forte censure, alors que paradoxalement, la culture de l’Image s’en affranchit en provoquant parfois jusqu’au « choquant ». Pourquoi limiter spécifiquement la Musique ?

PM : L’idéologie des époques n’est pas la même. En 1967, Iron Butterfly enregistre en studio un morceau de 25 minutes avec un solo de batterie au milieu. Et la réaction du producteur est : « C’est génial, personne n’a jamais fait ça, on va le faire ! ». En 2013, un groupe de gamins qui viendrait avec un nouveau concept se verrait répondre : « pourquoi vous ne faites pas comme les autres, mais un peu mieux, pour en vendre plus ? » Et donc tout passe par un filtre, qui est l’argent. Combien ça va coûter, combien ça rapportera ?

Dans l’âge d’or du Rock, cette question n’existe pas. Tout se vendait. Une espèce de folie générale poussait les maisons de disques à signer. Il y avait une pléthore de groupes monstrueuse ! Aujourd’hui plus personne ne se souvient de ces groupes. Moi je les passe sur OUÏ FM, et les jeunes qui bossent avec moi sont estomaqués. Par l’outrecuidance, l’outrage sonore et textuel…

PI : En 2011, Lou Reed collaborait avec Metallica pour son projet d’adaptation de l’opéra « Lulu ». En 2009, Izia et Iggy Pop chantaient ensemble « Nice to be dead » sur le plateau La Musicale de Canal +. Plus récemment, Louis Bertignac prenait sous son aile le groupe de rock-pop français « Le Sparkle »…

Autant d’exemples qui lient concrètement les générations d’hier à la nouvelle. A quoi répondent ces collaborations ?

PM : Des chansons tiennent le choc. Vanessa Paradis reprend « Waiting for the Man » (Velvet Underground) depuis des années.. Au point que dans un concert de U2, où le Velvet jouait en première partie, j’ai entendu le public dire : « Ils jouent la chanson de Vanessa ! » Authentique ! Alors là vous vous dites « Bingo ! ».

Chaque artiste qui vieillit est content de voir un jeune artiste s’essayer à la même chose que lui. Iggy Pop et Izia, il y a une filiation. Lou Reed avec Metallica, c’est pas pareil. Là il y a un côté Lou Reed, vieux seigneur orgueilleux qui dit : « Je vais aller voir les plus méchants, les plus violents, et ok, on va faire un opéra ensemble ». Et les membres du groupe Metallica sont très fiers d’avoir travaillé avec lui. Ils se disent : « Nous, vieux groupe teigneux, arrivant des bas-fonds du Métal, on a été en studio avec Lou Reed, les mecs ! » Genre « Fuck You ! ».

En première partie d’un concert, Iggy Pop a pris les Plasticines. Pour sauver la liberté du Rock. On arrive tous à soixante ans, et l’on se demande si des jeunes de 20 ans sont intéressés par le Rock.

PI : Quelle prévision pour le Rock en 2013 ?

PM : Nous voilà arrivés à une époque charnière. Il reste deux Beatles, trois Rolling Stones, trois Led Zep’… Le timing est enclenché, Lou Reed est le premier à partir. Il faut quand même constater que les vieux rockeurs avoisinent le même âge. Mick Jagger 72 ans, Lenny Kilmister 67 ans… Le Rock s’éteint avec eux, pour autre chose aujourd’hui.

PI : Les formations musicales actuelles font état d’un grand nombre de mélanges et de fusions, sans pour autant que l’on distingue un « style » propre à cette génération. Qu’en pensez vous ?

PM : Il faut chercher le pur fil comme Amy Winehouse. Nous, on s’est tout de suite dit qu’elle était dans la droite lignée de Lou Reed. Des artistes comme Anna Calvi sont des valeurs sûres pour le renouveau de la scène rock. Il y en a d’autres, nous les trouverons.

Camille L’hermite